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« Tes cheveux démêlés cachent une guerre de sept ans » : trois femmes dans la Guerre d’Algérie

« Tes cheveux démêlés cachent une guerre de sept ans » : trois femmes dans la Guerre d’Algérie

Film aus Afrika
Fatima Sissani, réalisatrice algérienne, était à Alger le 13 mai pour la projection de son dernier film "Tes cheveux démêlés cachent une guerre de sept ans" à l’institut français d’Alger.

L’avant-première du film « Tes cheveux démêlés cachent une guerre de sept ans » a été présentée à Alger, en présence de la réalisatrice Fatima Sissani. Le titre du documentaire reprend celui d’un poème d’Eveline Safir Lavalette, une femme que l’on découvre dans le film aux côtés de Zoulikha Bekaddour et d’Alice Cherki, trois moudjahidates engagées dans la lutte pour l’indépendance de l’Algérie.

Quel est le propos principal de votre documentaire ?

C’est un film qui aborde le thème de la résistance. J’ai interviewé trois femmes, dont Eveline Safir Lavalette, qui est allée à contre-courant de la pensée dominante dans laquelle elle a grandi, puisqu’appartenant à la société coloniale. Elle a donc rompu avec sa famille, avec sa classe sociale, avec sa communauté, au nom de son combat. Je trouve que c’est un acte sublime.

Zoulikha Bekaddour, elle, s’est engagée dans une époque, les années cinquante, marquée par une société très conservatrice, où la place des femmes était extrêmement circonscrite. De fait, alors qu’elle devait partir au maquis, elle a au préalable demandé l’autorisation de sa mère.

Quant à Alice Cherki, elle était dans une position un peu plus complexe en tant que juive d’Algérie. Ces derniers avaient en effet le statut de citoyens français, ce qui leur conférait un statut assez particulier et finalement assez ambigu. Elle aussi est allée à contre-courant de ce qu’on pouvait attendre d’elle.

Ensuite, évidemment, le film traite de la colonisation. Les personnes qui l’ont connue commencent à être âgées et il existe peu de témoignages oraux sur cette période au cinéma. D’autre part, j’ai réalisé ce film à partir de mon statut d’enfant d’immigrés ayant grandi en France, donc dans un contexte de négation du crime colonial et de la légitimité de la Guerre d’Algérie. Ce documentaire aborde un petit aspect de cette histoire, mais il me semblait très important de le faire, pour opposer une autre vérité au négationnisme et au révisionnisme rampant qui ont cours dans la société française.

Avez-vous interrogé vos proches, vos parents, lors de votre recherche documentaire ? Avez-vous opéré une séparation claire entre ce qui relève de votre histoire ou de l’histoire commune ?

J’ai fait ce film parce que la Guerre d’Algérie a imprégné ma vie familiale. Elle a pesé très lourd pour les miens, comme pour la plupart des foyers algériens. Mes parents ont vécu vingt ans de régime colonial, puis ont connu huit ans de guerre qu’ils ont pris en pleine figure. Cette histoire me concerne donc intimement. Il arrive que ma mère évoque parfois ce passé, mais pas si souvent, parce que comme beaucoup, elle s’est enfermée dans un silence sur le sujet.

J’avais donc toujours en écho ma propre histoire en faisant ce film, avec énormément de silences, de non dits, de choses impossibles à raconter. Beaucoup de tabous perdurent autour de la colonisation et de la lutte pour l’indépendance.

Par ailleurs, j’ai l’impression qu’on raconte toujours cette histoire en adoptant une attitude défensive, c’est-à-dire dans la crainte que la moindre critique que l’on pourrait apporter à la manière dont la guerre a été menée par les Algériens, soit récupérée par ceux qui nient la légitimité de ce combat. Du coup, il y a des vérités qui sont encore aujourd’hui compliquées à aborder.

Ces craintes, ces thèmes tabous, les avez-vous évoqués lors du tournage de votre film ?

Eveline Safir Lavalette ne souhaitait pas aborder cet aspect-là de la Guerre d’Algérie. Je pense que, jusqu’à la fin, elle ne voulait pas donner de grain à moudre à la France. Elle savait, bien sûr, ce qui s’était produit pendant et au sortir de la guerre, les assassinats, notamment celui d’Abane Ramdane, les règlements de comptes, les enjeux de pouvoir. Mais elle adoptait une position qui lui faisait dire : « Ce pays, il fallait bien le construire. Certes, il y a eu des luttes de pouvoir, mais que fallait-il faire ? arrêter ? ». En cela, elle n’est pas du tout du même avis qu’Alice Cherki ou Zoulikha Bekaddour.

Zoulikha, elle, explique qu’à l’indépendance, elle s’est écartée du monde politique parce qu’elle voyait bien ce qui était en train de se jouer. Elle s’est écartée des luttes de pouvoir. Alice, quant à elle, est partie en France parce qu’elle pressentait que les promesses qui étaient contenues dans le projet d’indépendance n’allaient pas aboutir. Elle en a pris acte.

Au début du film, vous avez mis en exergue des propos d’Alice Cherki et Eveline Safir Lavalette qui ont trait à la parole : « Je me suis tue, je ne me sentais pas autorisée à parler », ou encore : « C’est au cinquantième anniversaire de l’indépendance que j’ai commencé à accepter de parler parce que je trouvais qu’avant, ça n’était pas nécessaire ». Ce silence qu’elles ont longtemps entretenu sur leurs rôles pendant la guerre vous a-t-il surpris ?

Non, parce que j’étais partie du constat qu’il y avait un silence. Je savais qu’Eveline n’avait jamais vraiment témoigné. Par contre, j’avais envie de savoir pourquoi elle s’était tue jusqu’à ce film et la publication de son livre. Finalement, ce qui m’a frappée, c’est sa difficulté à expliquer ce silence. Ça m’a vraiment surprise. Nous y avons passé beaucoup de temps, mais elle ne savait pas.

Je pense qu’il existe plusieurs raisons, c’est multifactoriel. D’abord, personne n’a vraiment sollicité son témoignage. Ensuite, je pense qu’elle était une femme d’objectifs : après la lutte, elle était concentrée sur la construction. Enfin, elle a accepté de nous raconter son parcours parce que nous avons commencé par un entretien assez long.

Elle a donc compris qu’elle avait le temps de parler, que je n’étais pas dans la recherche du sensationnel, que nous laissions la possibilité à la pensée de se déployer. C’est un aspect important de mon travail de documentariste : laisser le temps aux gens d’élaborer une pensée. Par ailleurs, je crois que le ton des entretiens la rassurait beaucoup : si les interviewés ne veulent pas raconter quelque chose, je n’insiste pas, je déteste ça. Et puis, elle était à la fin de sa vie, elle avait 86 ans.

Alice Cherki, elle, a commencé à parler quand elle a réalisé la manière dont on évoquait la Guerre d’Algérie en France, ou lorsqu’elle a constaté le sort qui était fait aux descendants de colonisés en France. Pourquoi elle n’a pas témoigné avant ? Je ne sais pas. Peut-être parce que le contexte était complexe : la Guerre d’Algérie était relativement récente, les protagonistes étaient encore vivants, certains occupaient des postes de pouvoir. Les anciens de l’OAS étaient recyclés dans l’administration et les ministères, François Mitterrand, qui fut ministre de l’Intérieur et ministre de la Justice durant la Guerre d’Algérie, et qui, à ce titre, a refusé d’accorder les grâces aux militants algériens condamnés à mort, est devenu président de la République, Jean-Marie Le Pen fondait un parti politique alors qu’on sait qu’il a torturé en Algérie, etc. On était donc dans une atmosphère où le regard critique vis-à-vis de la Guerre d’Algérie était presque impossible. De fait, quand on abordait le sujet, il fallait affronter la levée de boucliers qu’il suscitait.

Entre elles, entre moudjahidates, je crois qu’elles parlaient peu de la guerre. Il y avait une règle de sécurité à respecter lorsqu’on était engagé pour la libération, c’était de n’en parler à personne, au risque d’être trahi. J’ai l’impression que ça a un peu poursuivi les militant.e.s, comme une espèce de réflexe.

Aviez-vous pour objectif de dévoiler des invisibles ? On pense ici à ces femmes qui ont tu leur engagement, ou encore à ces Européens engagés auprès des Algériens pour l’indépendance…

Beaucoup de jeunes ignorent effectivement que des Européens, des juifs ont soutenu cette lutte. C’est, de fait, une des raisons pour lesquelles Zoulikha Bekaddour a participé à ce film : elle voulait absolument rendre hommage aux Européens qui ont aidé les Algériens pendant la guerre.

Mais le propos principal du film n’est pas là. Ce qui était essentiel pour moi avec la présence d’une femme comme Eveline Safir Lavalette, c’est de voir le cheminement de quelqu’un qui est allé à contre-courant de tout, qui a fait preuve d’une résistance à tous les niveaux. Elle qui appartenait à la société dominante (communauté européenne, petite bourgeoisie) était une privilégiée, rien ne la prédisposait à prendre fait et cause pour la Guerre d’Algérie. Pourtant, il y avait chez cette femme une conscience innée de classe. Elle a toujours vu l’inégalité qui était consubstantielle au système colonial. Et c’est précisément cela qui m’intéressait. C’est le choix de cet engagement que j’ai essayé de comprendre en faisant ce film.

Je crois que ces récits sont importants pour beaucoup de gens de ma génération. Nous avons besoin d’entendre parler de la résistance à l’oppression. Les ressources pour mener la lutte aujourd’hui, contre la profonde inégalité du système capitaliste, on les trouve aussi dans ces récits-là. Actuellement, des millions de personnes fuient leur pays pour s’installer en Europe. Elles traversent nombre d’obstacles au péril de leurs vies, et se retrouvent face à une société qui ne veut pas les accueillir. Que fait-on face à cette réalité-là, quand on a ses papiers, un travail, un logement ? On peut s’en détourner et mener sa vie tranquillement, au sein de cette société qui a choisi au mieux de les ignorer, au pire de les réprimer.

Par ailleurs, pour moi, enfant de l’immigration algérienne, ces récits m’ont permis de donner aux miens une place dans la grande histoire de la résistance. Nos parents ont été traités comme des analphabètes crève-la-faim. Jamais on ne qualifie les Algériens de résistants. Si cela avait été le cas, nous nous serions, j’en suis certaine, construits autrement dans ce pays. C’est d’après moi aussi cela qui se joue dans ce film.

Concernant les femmes, il est vrai que tous mes documentaires cinématographiques ne donnent la parole qu’à ces dernières. Il s’agit pour moi de lutter contre leur invisibilisation dans l’espace et le débat public. Pourquoi, systématiquement, pose-t-on la question de savoir quel a été le rôle des femmes algériennes pendant la Guerre d’Algérie ? On ne pose jamais cette question-là à propos des hommes ! Je n’ai donc pas voulu introduire de mixité au risque que la parole des hommes devienne dominante. J’ai la conviction que l’aménagement d’espaces non mixtes permet de mesurer la place des dominé.e.s dans une lutte.

Lors du débat qui a suivi la diffusion de votre film à l’Institut français d’Alger, vous avez fait état de difficultés lors du tournage. De quel ordre étaient-elles ?

Le tournage a été difficile pour moi parce que c’est une histoire qui me concerne intimement. Les récits de torture, par exemple, me renvoyaient à ce qu’ont subi les miens.

Dans un autre registre, ce qui a été difficile, c’est les archives : elles sont très chères ! L’INA les vend à 150 € la minute et Gaumont à 500 € la minute. On avait une sélection d’une quinzaine de photos avec un devis de 8000 €. Il y a là quelque chose d’obscène : payer des archives pour raconter son histoire, et payer à celui qui vous a infligé cette histoire. C’est quand même cocasse ! Le plus hallucinant a été de payer les archives au ministère de la Défense. J’avais besoin de quelques photos spécifiques que je ne trouvais pas, et je suis allée consulter leur fonds. J’étais entourée de militaires et je regardais des images de répression, de fouilles… Je consultais des photos prises par des soldats me montrant les miens en train de se faire réprimer, et en plus j’allais devoir payer pour ça. Je considère que ce fonds devrait être géré par les archives nationales, ce serait beaucoup plus sain.

Et concernant vos recherches dans les archives en Algérie ?

Ici, j’ai fait mes recherches dans des journaux coloniaux, à la bibliothèque Frantz Fanon. Beaucoup sont dans un piteux état : pages déchirées, raturées, parfois manquantes. Une partie de ces archives est numérisée mais pas son ensemble. Il suffirait d’un incendie et tout partirait en fumée. Pourquoi laisse-t-on cette mémoire mourir ainsi ?

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