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Entre champ littéraire français et auteurs algériens d’expression française, un éloquent rapport d’ambivalence

Entre champ littéraire français et auteurs algériens d’expression française, un éloquent rapport d’ambivalence

TSA Algérie
Dans son livre « Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne – Des écrivains à l’épreuve », Kaoutar Harchi livre un travail d’investigation sociologique des trajectoires de cinq auteurs emblématiques algériens : Kateb Yacine, Assia Djebar, Rachid Boudjedra, Kamel Daoud et Boualem Sansal.

Kaoutar Harchi est une jeune sociologue et romancière vivant en France. Elle enseigne aussi à l’université Sorbonne-Nouvelle et à Sciences Po. À travers ses écrits précédents, dont son roman l’Ampleur du saccage (2011), l’auteure, d’origine marocaine, avait déjà marqué son intérêt pour l’Algérie. Cette fois, dans son essai « Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne – Des écrivains à l’épreuve », Kaoutar Harchi livre un travail d’investigation sociologique des trajectoires de cinq auteurs emblématiques algériens, Kateb Yacine, Assia Djebar, Rachid Boudjedra, Kamel Daoud et Boualem Sansal. À travers l’étude de leurs trajectoires, la chercheuse analyse les rapports ambivalents qu’entretient le champ littéraire français avec les auteurs d’expression française issus d’ailleurs. Rencontrée à la Comédie du Livre de Montpellier, Kaoutar Harchi nous explique sa recherche.

D’où vous est venue l’envie de travailler sur des auteurs algériens ?

Étudier les trajectoires de ces écrivains ouvre une voie privilégiée pour interroger la manière dont la France se représente elle-même et espère se donner à voir. Du fait des spécificités historiques des relations franco-algériennes, il existe une sorte de laboratoire « social » algérien, une forme de cas extrême où les relations sont exacerbées et où se donnent à voir des situations qui permettent par la suite de développer l’analyse et d’appuyer la démonstration. Et l’idée de cet essai était de montrer que la littérature en elle-même est un appareil idéologique politique. J’ai essayé de comprendre la dynamique entre le rapport de domination vécu par les écrivains algériens et la manière dont ils essaient de lever ces formes de détermination qui pèsent sur eux du fait qu’ils dérogent à la représentation classique de ce qu’est un écrivain dans l’imaginaire littéraire français.

Un auteur algérien est-il perçu différemment en France d’un auteur marocain ou tunisien ?

Pendant longtemps, les écrivains algériens ont écrit sur la colonisation en affirmant qu’il fallait décoloniser la littérature algérienne. Les Marocains et les Tunisiens ont, eux, été emportés dans d’autres problématiques, principalement autour de la question des années de plomb, du despotisme du roi Hassan II au Maroc, et en Tunisie autour de la question de la laïcité, du féminisme, et du régime bourguibien. Il y avait un retour sur soi qui ne nécessitait pas de remettre en question la relation avec la France. Dans le cas algérien au contraire, la relation à la France a longtemps paru difficilement dépassable. Et l’inverse est tout aussi vrai. L’Algérie a dû apprendre à redevenir algérienne et la France a dû accepter qu’elle avait perdu « la perle » de son empire. Tout cela crée au sein de la société française un rapport spécifique à l’écrivain algérien, pas parce qu’il est écrivain, mais parce qu’il est algérien. L’ouvrage Mâle Décolonisation (Payot, 2017) de l’historien américain Todd Sheppard le démontre brillamment.

Du français comme « butin de guerre » de Kateb Yacine à la revalorisation du dialecte comme langue à part entière proposée par Kamel Daoud, comment analysez-vous les positions des auteurs que vous avez étudiés ?

La volonté de Kateb Yacine était de participer de manière militante à l’indépendance algérienne, et de tenter d’opérer une sorte de « retournement du stigmate ». Il a voulu que cette langue, qui avait participé à assujettir le peuple algérien en infériorisant sa culture, désormais lui appartienne, c’est-à-dire lui serve dans sa quête d’émancipation. Le fait de se réapproprier l’arme qui nous a blessés signale une pratique de résistance à l’échelle individuelle à l’entreprise hégémonique coloniale.

Dans le cas de Kamel Daoud, j’observe une volonté de revaloriser ce qui a été dévalorisé par l’entreprise coloniale, puis par le pouvoir algérien, soit la langue algérienne dialectale. Cette démarche est fondamentale, car elle participe d’un mouvement de levée de déterminations qui élargit le champ des possibles. Et dans cet élargissement, il se joue une remise en cause de l’ordre social, des représentations, et les individus ont la possibilité de se redéfinir à l’aune de leur propre perception d’eux-mêmes. Ce mouvement d’émancipation est d’ordre politique, et la question féministe, comme chez Assia Djebar, en est une forme d’expression.

Comment la réception de l’œuvre artistique en France participe-t-elle du rapport de force que vous évoquiez ?

Il y a deux étapes importantes : d’abord, il y a l’étape de la production, où l’autonomie de l’artiste est dans une certaine mesure forte. Mais aussitôt que sa proposition artistique rencontre des agents spécifiques du champ artistique dotés du pouvoir de juger, d’évaluer, de qualifier ou de disqualifier, le processus de catégorisation gagne en ampleur. C’est cette fameuse expression, quand les écrivains disent : « Mon livre ne m’appartient plus ». 

En effet, c’est une forme de désappropriation. Certains artistes, en raison de capitaux forts notamment, sont dans la possibilité de conserver une certaine autonomie discursive. D’autres, je pense aux écrivains ou artistes étrangers, sont dans une situation plus délicate. Leurs discours sont davantage susceptibles de faire l’objet d’appropriations intéressées. La quête d’émancipation, l’idéal de singularité animent le désir de devenir artiste et d’être perçu comme tel. Or, les écrivains ou artistes étrangers sont parfois confrontés à un phénomène spécifique : ils ne sont pas perçus dans leur singularité mais comme représentant de la « communauté imaginée » à laquelle ils seraient affiliés. Cela repose indubitablement sur des logiques d’ethnicisation.

Un grand nombre d’écrivains perçus comme liés à l’histoire migratoire post-coloniale, par exemple, abandonnent leur carrière artistique initiale pour opérer une forme de reconversion. Ils quittent la littérature pour le cinéma, par exemple. Cela veut bien dire qu’il y a quelque chose dans cette pratique artistique qui a déçu, ou qui n’a pas correspondu, etc. Cela dit bien surtout qu’ils ont continué à chercher quelque chose, mais ailleurs, dans une autre forme de pratique.

Quel rôle politique joue cette quête d’émancipation par l’art ?

En France, la génération de la marche pour l’égalité et contre le racisme a cru que quelque chose était jouable sur un plan politique, plus précisément sur leur participation à la vie publique française en tant que citoyen à part entière. S’en est suivie une expérience du désenchantement. Par la suite – et bien sûr, il faudrait étudier cela de plus près – un déplacement s’est opéré, et l’espace d’investissement de ce qu’on appelle les minorités ethnicisées a été l’espace culturel. L’enjeu, culturel, n’en est que plus puissant car il entre alors immédiatement en accointance avec la redéfinition de ce que signifie être français. Le grand dilemme de la France, c’est son rapport à l’altérité. Elle voudrait être universelle, mais en pratique, elle projette d’autres modèles.

En tant qu’auteure d’origine étrangère, avez-vous été confrontée à l’instrumentalisation que vous évoquez ?

Je suis née à Strasbourg, je vis en France mais je ne porte pas un nom français, donc je suis rattrapée par ces questions-là. C’est ainsi, nous sommes tous précédés par notre nom. Je pense que mes recherches de sociologie ont peut-être été une manière de comprendre les déterminations qui ont pesé sur moi.

Quels sont vos espoirs pour les auteurs étrangers en France ?

Nous pourrions envisager que les phénomènes de prise de conscience s’accroissent, c’est-à-dire que nous œuvrions à extérioriser ce que nous avons intériorisé. Il y a une nécessité de se réapproprier sa propre existence, par la fonction imaginaire, par exemple. Il faut maintenir ce que les sociologues appellent « la romance de soi », la capacité de se raconter, de se dire soi, au-delà des assignations sociales immédiatement vécues. Le fait de vivre dans un quartier pauvre, d’être victime de racisme, de sexisme, fait partie d’une trajectoire biographique réelle, mais il y a une autre trajectoire biographique qui, elle, est virtuelle et créative. Je pense qu’il est important de toujours faire valoir les deux, et d’espérer que dans l’une sont contenues des possibilités de dépassement de l’autre.

Kaoutar Harchi en compagnie de Yasmina Khadra et de Alain Mabanckou. (© TSA Algérie)

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