Politique

Affaire Djabelkhir, MBS, immigration : entretien avec Ghaleb Bencheikh

Ghaleb Bencheikh, éminent islamologue et président de la Fondation de l’Islam de France s’exprime dans cet entretien sur l’actualité brûlante liée à l’Islam en Algérie, en France et dans le monde.

Il évoque notamment la condamnation en Algérie de l’islamologue Saïd Djabelkheir pour offense à la religion musulmane, les appels à la réforme de l’Islam et la révision du corpus des hadiths ou encore les amalgames entretenus en France entre le terrorisme, l’Islam et l’immigration. Comme d’habitude, ses avis sont tranchés.

Un islamologue algérien, Saïd Djabelkhir, a été condamné à trois ans de prison pour offense aux principes de l’Islam. Comment expliquer une telle dérive rigoriste ?

N’eût été la gravité de la sentence, nous l’aurions trouvée simplement grotesque. Pour l’instant, la condamnation est en première instance, il y a lieu d’espérer que la justice algérienne reviendra au bon sens en appel.

Elle s’est assez donnée en spectacle comme cela. Mais, indépendamment de cette affaire, il faut cesser de judiciariser les débats intellectuels, académiques et d’ordre religieux.

Nous ne devons pas criminaliser les avis ni les opinions. Simplement, cette dérive rigoriste n’a été rendue possible que par une disposition législative, c’est la présence d’un article du Code pénal, le fameux 144-bis.

Et les juges, même lorsqu’ils sont dans l’impartialité la plus totale, disent le droit et appliquent la loi. Il se trouve que c’est la loi qui a dans sa disposition la possibilité de condamner pour des faits de cet ordre. C’est donc au législateur algérien de revoir cette disposition.

Y a-t-il une limite claire entre la liberté d’expression et l’offense à la religion ?

Dans les sociétés démocratiques, la liberté d’expression est un droit fondamental garanti par l’État. Elle va de pair avec la liberté d’opinion et la liberté de la presse.

Elle n’est jamais totalement acquise et des associations internationales luttent pour sa défense. Cependant, cette liberté n’est pas absolue. Nous pourrions dire que c’est un droit garanti mais encadré. Un droit restreint par des limites.

Le débat, parfois emporté, est porté même sous d’autres climats beaucoup plus cléments, avec le télescopage entre l’une des libertés fondamentales et le fait de ne pas heurter vainement le sacré d’autrui.

Maintenant, si on doit placer le curseur entre la censure et la liberté d’expression, le curseur doit être toujours du côté de la liberté, jamais du côté de la censure, car le glissement vers la dictature trouvera une pente commode.

En réalité, il se trouve que la liberté d’expression est bordée par la préservation de l’ordre public. Elle est interdite dans les cas de propos outrageants, d’insultes publiques, d’allégations diffamatoires…

Quant à la contrebalance entre la liberté d’expression et l’offense à la religion, elle est dans une recherche d’un équilibre difficile à trouver. Pour cela, il faut éduquer à une meilleure éthique de respect et de fraternité, pour ne pas être dans la provocation inutile et heurter délibérément le sacré d’autrui.

L’excès jusqu’à l’outrance n’est jamais bon. Encore une fois, c’est une affaire d’éducation, de respect, d’éthique personnelle, de conscience et de prise en compte de l’intérêt d’autrui.

« On ne peut pas être pour la liberté d’expression et la bâillonner. »

Il est reproché à M. Djabelkhir d’avoir nié ce qui est connu de la religion (al maaloum min al din). Un islamologue a-t-il le droit de remettre en cause des choses qui passent pour des évidences chez les fidèles ?

Le doute est inhérent à la foi et seules les certitudes rendent fou, disait Nietzche. Il faut savoir exercer sa raison et son esprit critique. Donc on ne peut pas être pour la liberté d’expression et la bâillonner.

On ne doit pas la museler ni l’entraver par des acquis sans les sonder. On a le droit – et même le devoir – d’interroger les présupposés de la foi, et à ma connaissance, ce que Saïd Djabelkhir a dit sur le pèlerinage n’est en rien blasphématoire.

Le pèlerinage préexistait à l’avènement de la révélation coranique. La meilleure preuve, c’est que le clan des Banû Hachim, de la tribu de Quraysh, était détenteur de la clé de la Kaaba et les Banû Hachim approvisionnaient en eau les  pèlerins. L’autre argument de taille est dans le Coran, le fameux verset 26 de la sourate éponyme, la sourate 22 dénommée « le pèlerinage » :

« Et quand Nous indiquâmes pour Abraham le lieu de la Maison [en lui disant] : « Ne M’associe rien ; et purifie Ma Maison pour ceux qui tournent autour, pour ceux qui s’y tiennent debout et pour ceux qui s’y inclinent et se prosternent ».

Dieu parle à Abraham en lui indiquant que ce lieu est le sanctuaire où viennent les fidèles pour faire des circumambulations ou des précessions que sont les processions circulaires autour de la demeure de Dieu.

Ensuite, avec le temps, cette pratique a été paganisée. Quant à la omra, elle était avant l’islam un rituel d’invocation et de demande de pluie accompli par les Mecquois autour de la Kaaba, alors que le Hadj  était étendu à l’ensemble des Arabes.

Le Prophète Muhammad, pour sa part, va réinvestir ces rites ancestraux en restaurant leur filiation abrahamique et en éliminant les aspects directement liés au paganisme arabe.

Enfin, c’est Ali Ibn Abi Taleb qui, après que le Prophète eut rejoint le compagnon suprême, a établi dans un sermon célèbre, les convenances et la bienséance du pèlerinage (adab al hadj).

Tout cela est connu des islamologues. Dire que le pèlerinage existait avant l’avènement de l’islam, ne signifie pas qu’il a des origines païennes. Il faut comprendre ce qui se dit avec une extrême rigueur, et si on doit réagir, on le fait avec des arguments étayés par la connaissance historique et théologique, on ne va pas dans les prétoires.

A charge pour les intellectuels d’enseigner avec bienveillance mais sans complaisance. Il est bien dit que les idées fanatiques sont comme des clous, plus on leur tape dessus plus elles rentrent. Il faut alors trouver des stratégies de contournement avec pédagogie et un vocabulaire adapté.

Lire aussi : Condamnation de l’islamologue Saïd Djabelkhir : les réactions

«  Il n’y a pas plus abêtissant que cette dichotomie licite/illicite »

Pourquoi ce genre de situation et de débat ne subsiste que dans les sociétés musulmanes ?

Malheureusement, il y a la frilosité et la peur aggravées par l’ignorance qui caractérisent ces sociétés. Elles sont saturées de religiosité aliénante et le sacré y devient de plus en plus « obèse », imposant et asphyxiant.

On ne peut plus rien faire sans tomber sous le coup du halal et du haram. Il n’y a pas plus abêtissant que cette dichotomie licite/illicite : tu fais telle chose tu vas périr par le feu de l’enfer ; tu fais telle autre tu vas jouir des délices paradisiaques.

Cet état de fait ne laisse pas de place à la respiration ni à l’interrogation ni à la réflexion. On pâtit de trois choses : de l’ignorance, de l’illusion de la connaissance et de la méconnaissance. On pâtit aussi du fixisme, des crampes mentales, de la rigidité de la réflexion et de l’ankylose de la pensée.

Ayant peur de l’innovation blâmable, il ne reste plus rien pour ces consciences culpabilisées et apeurées que le mimétisme et la reproduction du commentaire sur le commentaire. Tout cela explique la sclérose en « place » que nous connaissons.

| Lire aussi : Caricatures, Islam et musulmans en France : entretien avec Ghaleb Bencheikh

Un nouveau courant de pensée a émergé dans le monde musulman, qui est une forme de révisionnisme concernant certains textes de la Tradition, notamment les principaux recueils de hadiths. Où vous situez-vous par rapport à ce débat ?

Ce courant de pensée existe depuis plusieurs années, il compte notamment comme chefs de file des islamologues de renom tels Mohamed Talbi (1921-2017) et Muhammad Shahrour (1938-2019).

La devise de ce courant est « seul le Coran m’oblige ». C’est parce qu’en réalité, il est clair qu’il y a une véritable inflation des hadiths par rapport à ce qu’a pu dire le prophète de l’islam lui-même.

Cette inflation est à revoir assurément. Nous appelons ces textes, dans la nomenclature islamologique, les corpus seconds, le corpus premier et fondamental étant le Coran.

Il est vital d’étudier le Hadith et de vérifier, à nouveaux frais, l’authenticité de ces corpus seconds. Cette étude relève d’une nécessité impérieuse, car d’évidence certains hadiths sont anachroniques et inapplicables de nos jours.

Leurs incidences sociales, éthiques et politiques sont tombées en désuétude. Autre point, le primat est donné au Coran, ainsi, lorsqu’il y a un hadith qui est en contradiction avec les versets coraniques, il doit céder le pas devant ces versets.

A titre d’exemple, nous avons dans le Coran la liberté de conscience affirmée, les versets coraniques sont clairs, et même lorsqu’il y a des passages imprécatoires contre les dénégateurs, il n’est pas délégué aux hommes de se charger d’une quelconque punition.

Or, on se fonde sur un hadith unique pour châtier l’apostat ! Donc il vaut mieux laisser le primat au Coran quand il y a contradiction avec les hadiths.

Il est temps de se conformer avec l’éthique universelle qui promeut la dignité humaine et cesser d’entrer en opposition avec les législations qui garantissent les droits fondamentaux de la personne humaine.

Le Hadith, à travers l’histoire, a été le plus souvent une construction humaine sur ordre du prince. C’est une affaire d’acteurs sociaux et d’ulémas inféodés au pouvoir.

Alors, il est temps, avec froideur d’esprit, intelligence, connaissance et compétence, d’ouvrir le champ du travail rigoureux et sérieux de mise en ordre des recueils de hadiths.

C’est-à-dire laisser dans l’enseignement prophétique, ce qui promeut la miséricorde et la bonté et encourage la fraternité et la solidarité. C’est ce qui va faire de la tradition religieuse islamique une tradition qui a une éthique de l’amour pour qu’on en finisse avec la théologie du ressentiment et de l’asservissement.

 « Mohamed Ben Salmane reconnaît l’excès de zèle à travers l’histoire. »

Le prince héritier d’Arabie Saoudite Mohamed Ben Salmane a appelé à revoir certaines choses dans l’héritage de la Tradition musulmane. C’est la fin du wahhabisme ?

D’emblée, je déplore que ce soit une autorité politique qui se saisisse d’une affaire religieuse. Il eût mieux valu que ce fût une instance religieuse qui proclamât cette révision et ce travail de rigueur dans la compilation des hadiths.

Mais, comme personnalité musulmane, il a tout-à-fait raison de l’exprimer et de le faire savoir pour que ce soit suivi d’effets. Il vaut mieux tard que jamais.

Il a même dit que les neuf-dixièmes des hadiths sont inopérants et que si Ibn Abdelwahab se réveillait de sa tombe il serait ahuri de constater ce qu’on a fait de sa doctrine. Mohamed Ben Salmane reconnaît l’excès de zèle à travers l’histoire. Il a réalisé les incohérences de l’idéologie wahhabite qui nous a amenés au désastre actuel.

Ensuite, les conséquences de cette prise de conscience doivent tracer la sortie de la crise que nous connaissons et qui n’a que trop duré. On s’était rendu compte qu’on attribuait au Prophète des allégations qui étaient attentatoires à la dignité humaine.

Concernant le wahhabisme, un vieil adage dit que les hommes reviennent au bon sens quand ils ont tout essayé. Lorsque l’idéologie est radicale et mortifère, elle devient inconsistante et disparaîtra d’elle-même, après avoir fait des dégâts, souvent trop de dégâts. Nous l’avons vu avec le bolchévisme, le communisme, le fascisme ou d’autres idéologies séculières antihumanistes.

Enfin, ces déclarations auront davantage de poids quand elles émaneront d’autorités religieuses indépendantes et seront suivies de réformes politiques, économiques, sociales et culturelles.

Lire aussi : Arabie saoudite : MBS explique sa conception de la charia islamique

En France, on évoque de nouveau les liens entre l’immigration et le terrorisme, notamment depuis l’attentat qui a coûté la vie à une policière. La corrélation est-elle réelle ou s’agit-il juste de la résurgence du discours d’une certaine frange de la classe politique à l’approche du présidentielles de 2022 ?

Dans le constat macabre des attentats qui ont frappé la France depuis « l’œuvre » du criminel Merah en mars 2012 jusqu’à maintenant, on a un très fort pourcentage d’actes terroristes perpétrés par ceux qui sont nés et ont grandi en France, ce sont des home-grown, des enfants de la République.

Cependant, la dernière séquence terroriste qui a commencé en septembre écoulé, avec l’attentat contre les anciens locaux de Charlie, l’assassinat de Samuel Paty, l’attaque contre la basilique Notre-Dame de Nice et celle de Rambouillet, a été exécutée par des immigrés.

Il y a certes un lien entre le terrorisme et l’immigration, c’est indéniable. Néanmoins, c’est un lien qui ne l’épuise pas. En ce sens que le lien entre le terrorisme et l’immigration existe, mais ce ne sont pas tous les immigrés qui sont terroristes.

Il est vrai que les démocraties deviennent fébriles lorsque les échéances électorales sont proches. Aussi, ce débat sur l’immigration, porté notamment par l’extrême-droite, se fait-il entendre avec insistance maintenant. Il sera de plus en plus présent du fait de la droitisation de l’opinion publique française gagnée au triomphe idéologique sur ces thèmes.

 « Dans l’absolu et en toute rigueur, nous n’avons pas besoin de charte. »

Qu’avez-vous à dire sur la Charte des valeurs de l’Islam adoptée à la demande du président Emmanuel Macron ?

Dans l’absolu et en toute rigueur, nous n’avons pas besoin de charte. Il suffit d’appliquer la loi dans toute sa rigueur. Cependant, cette affaire de charte, et au-delà de l’oxymore, est une singularité injuste mais nécessaire.

Elle est injuste parce qu’elle vient après une injonction du pouvoir. On l’exige d’un seul culte – l’islam –, ce qu’on ne demande pas aux autres cultes. Même si à travers l’Histoire, nous connaissons l’action de Napoléon avec le Sanhédrin et la mise sur pied du Consistoire, et nous connaissons aussi les adaptations difficiles de l’Eglise à la laïcité, ces cultes ont accepté naturellement d’entrer dans le giron de la République.

Elle est donc injuste parce qu’on l’exige d’une seule religion et pas des autres. Mais elle est aussi nécessaire parce qu’il est temps de rassurer une nation française traumatisée, éprouvée, résiliente, et méfiante.

Le paradoxe est, encore une fois, dans l’ordre venu des pouvoirs publics alors que la loi de séparation des églises et de l’Etat ne permet pas au politique de se mêler des questions religieuses.

Mais en même temps, et c’est ça la difficulté, l’Etat est aussi en droit d’avoir des interlocuteurs qui soient dans l’adhésion aux valeurs de la République et dans le respect des principes républicains.

Il eût mieux valu que cette charte fût une émanation libre de la part des hiérarques musulmans. Et on a l’heureux précédent protestant, celui des pasteurs qui, librement et seuls sans que personne ne leur demande quoi que ce soit, ont rédigé et signé en 2018 une charte d’adhésion aux valeurs de la République et de respect des principes républicains.

En plus, la charte des valeurs de l’islam, a été au centre d’un débat porté depuis 1995. Et nous ne pouvons que déplorer l’inertie des hiérarques musulmans dans sa rédaction et sa proclamation ces deux dernières décennies.

Maintenant, dès lors qu’elle existe, elle aura au moins la vertu de clouer le bec à ceux qui, dans leurs logorrhées, pérorent sur l’incompatibilité irréductible entre le fait islamique et les valeurs de la République.

Or, les valeurs de la République se résument, in fine, au triptyque liberté-égalité-fraternité.

La valeur « liberté » est encore problématique dans les contextes islamiques et c’est bien qu’il y ait une instance religieuse islamique qui proclame son respect de la liberté, surtout la liberté de conscience et la non-criminalisation de l’apostasie.

La valeur « égalité », il faut l’affirmer avec force : égalité fondamentale ontologique et juridique entre les êtres humains par-delà le genre ou l’option métaphysique.

Pour la valeur « fraternité », il n’y a aucun problème puisqu’elle est omniprésente dans la Tradition islamique. Quant au respect des principes républicains, la question ne se pose même pas. Tout citoyen musulman et tout résident musulman sur le sol français, doit respecter de facto la loi et la constitution.

| Lire aussi : France : les instances dirigeantes de l’islam à couteaux tirés

Les plus lus