Économie

Algérie : du blé produit en plein désert, mais à quel prix !

Contribution. Dans un paysage quasi désertique et sous une chaleur accablante, un rétro-chargeur manœuvre. De façon habile, le chauffeur racle le sol avec le godet de l’engin et rassemble les grains afin d’en faire un tas. “Ce n’est pas du sable, mais du blé”, lance un agriculteur. En effet, il s’agit d’un des trois points de collecte des céréales de la wilaya d’El-Menia.

Une dizaine de camions attendent de livrer leur cargaison. L’un après l’autre, ils pénètrent en marche-arrière vers le centre de la plateforme et vident à même le sol leur cargaison. En cette mi-mai, de 6 heures du matin jusqu’à 19 heures, la ronde des semi-remorques se poursuit. Certains camions arborent le sigle de l’Office algérien interprofessionnel des céréales (OAIC) sur leur portière.

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Un chauffeur, dont le camion arborant ce sigle, indique qu’ils sont plusieurs à être venus donner un coup de main à la CCLS (Coopérative céréales et légumes secs) nouvellement créée après le récent découpage administratif : “Nous sommes là pour un ou deux mois. L’organisation est meilleure que l’an passé, mais il reste quelques difficultés comme l’état des pistes pour arriver jusqu’aux champs”.

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Penché à la fenêtre de son camion, un chauffeur d’une société privée lance d’un air désabusé : “Nous travaillons avec l’OAIC pour le transport. Il y a toujours des problèmes. L’année passée, nous restions jusqu’à trois jours pour décharger la marchandise. Cette année, nous restons un jour à un jour et demi. L’agriculteur est perdant. Le camion reste mobilisé deux jours et cela pour 7 000 DA.”

Bien qu’ayant son propre parc de camions depuis plusieurs années, l’OAIC fait appel à des transporteurs privés. En 2013, le syndicat national de l’Office avait fait état du mauvais état de ce parc, indiquant que sur 1 000 véhicules, faute d’entretien et de pièces détachées, 400 d’entre eux n’étaient pas en état de marche.

Un ballet parfaitement réglé

Le responsable du centre de collecte confie à El Filaha, la chaîne TV de la Chambre nationale de l’agriculture (CNA) qu’avant d’aller sur zone, les camions passent à vide sur le pont-bascule. Ils y repasseront à nouveau à leur retour, alors chargés de leur cargaison de blé.

“Entre nous et les agriculteurs, il y a un coordinateur qui nous indique la localisation des parcelles et en fonction des pivots, on définit le nombre de camions à envoyer sur zone”, explique Kheireddine Mansouri, responsable du point de collecte d’El Mansouria.

Au niveau des agriculteurs, l’ouverture de ces trois points de collecte est fortement appréciée. « Auparavant, nous étions obligés d’envoyer notre récolte à 500 km aux docks de Ouargla », témoigne un agriculteur.

Rabah Ould El Hadrar, le jeune président de la chambre d’agriculture d’El Menia, veille au grain. Présent sur les principaux lieux de collecte, il confie à Ennahar TV sa joie de l’ouverture de ces trois nouveaux points de collecte : “Nous sommes passés d’un point de collecte à 4 cette année”.

A la mi-mai, pour le lancement de la campagne moisson-battage, la presse et les autorités locales étaient présentes. Comme pour le départ d’un prix de formule 1, il revient en général au wali d’agiter un fanion afin que les engins de récolte alignés pour l’occasion se mettent en route. Sur les moissonneuses-batteuses sont fixés des drapeaux aux couleurs nationales.

Une partie des engins vient du nord du pays où la moisson est beaucoup plus tardive. Ainsi, Ahmed Belyahat vient de Sétif : “On a mis la machine sur un porte-engin. Le seul problème est le manque de pièces-détachées sur El-Menia.”

Aussitôt passées les moissonneuses-batteuses suivent les presses à paille. Une paille prisée par les éleveurs et dont la valeur d’une seule botte peut atteindre celle d’un quintal de blé.

Des installations sommaires

Au point de collecte de Hassi Gara, dans une cabine saharienne préfabriquée, une technicienne enregistre sur ordinateur l’origine et le poids de chaque cargaison. La structure des points de collecte installés en pleine nature est sommaire. Néanmoins, elle est d’une redoutable efficacité : plateforme bétonnée de réception entourée d’épaisses tôles d’acier de deux mètres de haut, pont bascule, rétro-chargeur, et cabine saharienne pour le secrétariat.

“Nous ne disposons pas de moyens sophistiqués pour faire des analyses, mais une appréciation visuelle permet de nous assurer de la qualité des grains”, note Kheireddine Mansouri. Les tonnages enregistrés pour chaque camion permettent un règlement rapide des agriculteurs.

Lorsque la ronde des camions en provenance des champs s’interrompt, le chauffeur du rétro-chargeur profite de ce répit pour charger d’autres camions qui partiront vers les silos en dur de l’OAIC. C’est que progressivement avec les déchargements successifs, la plateforme s’est transformée en un paysage de dunes.

Une récolte estimée à un demi-million de quintaux

Dans les champs de Turki Zekri, les pailles sont hautes et les épis drus. Le vert d’une haie d’arbres tranche avec l’aspect désertique de la région. “J’ai semé 60 hectares de la variété de blé dur Oued El Bared. Le rendement est de 80 quintaux par hectare. La variété de blé tendre Mamouna a donné 85 quintaux par hectare.”

Ce jeune agriculteur responsable de la filière céréales au niveau de la wilaya a, depuis des années, tissé des liens étroits avec les ingénieurs agronomes de l’Institut technique des grandes cultures d’Alger (ITGC). Et manifestement, cela paye.

Pour développer les meilleures variétés, l’approvisionnement en semences est capital. Les semences constituent la priorité pour Keddat Mechanni, responsable de la logistique chef l’OAIC. Il détaille le circuit de ces précieuses semences qui ne doivent surtout pas passer par les plateformes des trois points de collecte.

“Les remorques de semences en provenance des agriculteurs multiplicateurs de semences vont directement au siège de la CCLS d’El Menia. Il s’agit de semences certifiées à haute valeur”

Salah Rami, secrétaire général de la chambre d’agriculture de Ghardaïa, s’attend à une production d’un demi-million de quintaux de céréales. “On pourrait faire plus si l’ensemble des exploitations étaient raccordées au réseau électrique. Certains pivots récemment installés ne sont pas encore reliés au réseau et n’ont pu entrer en production. On espère qu’ils le seront l’an prochain.”

Le raccordement au réseau électrique constitue la principale préoccupation des agriculteurs. Une électricité produite par les centrales à gaz de Sonelgaz, un gaz naturel dont la production à partir de 2030 ne pourra à la fois assurer les besoins locaux et l’export. Les experts locaux sont formels. Consommer ou exporter, il faudra choisir.

“Nous travaillons à perte”

Sur les points de collecte, les grains restent ainsi durant 24 à 48 heures en plein air dans ce paysage désertique où les pluies sont rares. Mahmoud Hedjadj, un céréalier installé sur 700 hectares a informé la CCLS qu’en cas de besoin, il proposait l’usage gratuit du vaste hangar dont il est le propriétaire.

Cet agriculteur est l’un des initiateurs de la production de fourrage sous pivots. Il est aussi l’un des premiers à avoir conditionné le fourrage sous forme de balles rondes enrubannées. Cette méthode a permis de faire de cette région désertique un pôle laitier autosuffisant.

En tant que céréalier averti, il profite de la présence de représentants des médias pour délivrer un message qui lui tient à cœur : le relèvement des prix payés par la CCLS. Car “actuellement, nous travaillons à perte”, affirme-t-il.

La question des prix du quintal de blé est également une préoccupation de Salah Rami, le secrétaire général de la chambre d’Agriculture de Ghardaïa : “Les prix de 2008 ne correspondent plus au contexte actuel”. Un message qui semble avoir été entendu par le gouvernement. Lors de son dernier passage sur l’ENTV, Sakhri Elhadi, DG de l’ITGC, a évoqué un éventuel relèvement des prix.

Une technique gourmande en eau

Le dernier relèvement des prix remonte à 2008. Actuellement, à travers son réseau de CCLS, l’Office algérien des céréales (OAIC) achète le quintal de blé dur à 4.500 DA et le blé tendre à 3.000 DA.

Mais depuis 2008, le prix des intrants agricoles et du matériel agricole a fortement augmenté. A cela, il faut ajouter la facture à payer à Sonelgaz pour l’électricité nécessaire afin de faire fonctionner les immenses pivots arrosant en continu le blé. Une irrigation qui, selon les lieux, utilise une eau chargée de 2 à 8 gr de sel par litre d’eau. De quoi stériliser le sol en 5 années étant donné l’absence de pluies pouvant faire migrer ce sel en profondeur, hors d’atteinte des racines.

Les agriculteurs ont trouvé une parade. Tous les cinq ans, ils déplacent leur pivot. Les rendements moyens sont de 50 quintaux avec des pointes à 80 quintaux. Tirer le maximum de rendement sous pivot nécessite de majorer les doses d’engrais et d’eau. Les sols souvent sableux sont en effet filtrants et ne retiennent que très peu d’eau et d’éléments fertilisants. La culture du blé en zone désertique est coûteuse en eau.

En Arabie Saoudite, elle est à l’origine de l’assèchement des principales nappes d’eau du royaume, aussi dès 2008, suite au décret royal 335, elle a été abandonnée.

Sous les pivots d’irrigation d’El Menia, la ronde des camions se termine. Pour les céréaliers, c’est déjà l’heure des semis de maïs. En effet, en zone désertique sous pivots, deux récoltes par an sont possibles. Mais à quel prix, s’alarment économistes et écologistes locaux.

*Ingénieur agronome


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