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Centenaire de René Girard et origine des cultures

TRIBUNE. Du constat que les hommes étaient capables d’agir, par la sélection, sur l’évolution des espèces animales domestiquées, et de l’hypothèse qu’une semblable sélection pouvait avoir lieu chez les espèces sauvages, Darwin induisit sa théorie de l’origine des espèces.

Semblablement, du constat que les rituels sacrificiels structuraient toutes les cultures humaines, René Girard induisit sa théorie de l’origine des cultures, aussi appelée théorie du désir mimétique ou théorie de la victime émissaire.

René Girard est né en décembre 1923 à Avignon et mort en novembre 2015 à Stanford, USA. L’année 2023, celle de son centenaire donc, est l’occasion de réfléchir à ce qu’il a apporté à la connaissance de l’homme. Sa théorie est à la fois très connue et très méconnue.

Diplômé de l’Ecole des Chartes, ayant fait toute sa carrière, en tant que professeur de littérature comparée, dans de prestigieuses universités américaines, installé aux USA, membre de l’Académie Française, il a laissé une œuvre qui n’a pas reçu de consécration officielle. Aussi considérable soit-elle, aussi connue soit-elle, elle reste en marge du savoir académique. D’une certaine façon, elle est rejetée. Qu’il est dommage, pourtant, de se
priver d’un tel savoir !

« L’amour par les yeux d’un autre » dit un personnage de La Nuit des rois de Shakespeare : autrement dit nous désirons ce qu’un autre, déjà, désire ; et nous le désirons parce que, lui, déjà, le désire. Le désir est mimétique. Il en résulte jalousie et affrontement.

Et, l’homme ayant une redoutable propension à tuer ses propres congénères, les crises qui résultent de ces désirs mimétiques entrecroisés peuvent être d’une extrême violence. Chez nos lointains ancêtres préhumains elles pouvaient conduire à la destruction du groupe entier. Ont survécu les sociétés ayant développé un système immunitaire contre leur propre violence : le sacrifice.

En polarisant, contre une seule « victime émissaire », toutes les violences individuelles homicides antagonistes, le sacrifice est capable de contenir la violence. Il donne ainsi, au groupe menacé par la contagion de la violence, une chance de surmonter la crise, d’y survivre, de se développer.

L’élimination de la victime ramène, comme par miracle, le calme et la paix à une foule prête à succomber dans les cris et le sang au déchaînement de sa propre violence. Le mérite de ce miraculeux retour à l’ordre est attribué à la victime : celle-ci est divinisée. Et c’est ainsi que, selon Girard, les hommes se sont donné des dieux. Et, qu’avec les dieux, ils se sont donné mythes, interdits et rituels, tout ce qui fait une religion, c’est-à-dire une
culture. Ainsi s’est faite l’humanisation.

Ce résumé paraîtra par trop sommaire à ceux qui connaissent les ouvrages de René Girard, la grande variété des thèmes qu’ils abordent, leurs abondants développements. Il donnera peut-être aux ceux qui ne les connaissent pas la curiosité de les lire. Il était nécessaire à la suite de cette courte présentation.

La théorie girardienne se veut anthropologique, au sens scientifique du terme. Elle trouve sa confirmation, avec rigueur et objectivité, dans les connaissances ethnologiques accumulées au cours des derniers siècles sur les pratiques religieuses des sociétés humaines.

L’anthropologie ne saurait être une science à proprement parler expérimentale. « Nous n’y étions pas », pourrait-on dire, et les phénomènes du passé, du lointain passé parfois, ne sauraient être reproduits expérimentalement. Cependant toutes sortes de vérifications indirectes et partielles sont possibles, aussi bien dans l’histoire que dans l’actualité. Elles sont même monnaie courante dans la vie quotidienne, à commencer par cette tentation si banale, dès que quelque chose va de travers, de désigner un coupable, qui devient par là-même bouc émissaire, ou encore, tout près de nous, cette vogue des influenceurs et influenceuses sur les réseaux sociaux, la foule de leurs imitateurs rappelant certaines foules lyncheuses de jadis.

Les sciences de l’homme ont une particularité unique, une particularité qui les distingue radicalement des « sciences dures », des « sciences abstraites » comme les nomme Blaise Pascal : l’objet observé et le sujet observant se confondent. Ils interagissent donc l’un avec l’autre ; ils interagissent lors de l’observation, l’observateur étant directement concerné par ce qu’il observe, ils interagissent lors de la lecture, le lecteur étant directement concerné par ce qu’il lit, et ils interagissent à distance, sur le long terme, la connaissance des comportements observés modifiant petit à petit la façon dont nous nous comportons. Un pas de côté, l’effort vers un point de vue extérieur « objectif », sont nécessaires à cette connaissance-là.

Enfin, autre difficulté, René Girard, au cours de ses lectures et de ses recherches, a rencontré les écrits bibliques et il y a retrouvé ses propres constatations. Ses écrits se présentent donc, dans une langue moderne, comme la mise en forme théorique et conceptuelle du savoir anthropologique contenu dans les récits et les paraboles de la bible.

C’est une difficulté car science et religion ne font pas bon ménage de nos jours et que c’est très certainement cela qui vaut à sa théorie d’être, aux yeux de beaucoup, suspecte. Il existe un obscurantisme religieux. Il importe de ne pas tomber dans son symétrique, l’obscurantisme scientiste. La bible, après tout, est un livre comme un autre, écrit par des hommes d’adressant à des hommes, un livre plus anthropologique que théologique.

Désacraliser la bible, comme elle a elle-même désacralisé le sacrifice, est une condition pour appréhender pleinement la théorie du désir mimétique.
Pourquoi la question de la validité de la théorie du désir mimétique n’est-elle pas formellement, scientifiquement, posée ? Est-ce par peur qu’elle soit vraie ?

La connaissance scientifique procède par étape. A chaque étape ses acquis, dûment vérifiés et validés. Chaque nouveau pas en avant s’appuie sur les acquis précédents, même si c’est pour les remettre en cause. La théorie mimétique pourrait être, devrait être, un tel acquis de la connaissance anthropologique. Il n’en est pas ainsi.

Il est courant de constater l’extrême disparité entre d’une part les progrès de la technique, proprement mirobolants, et d’autre part les progrès de, disons, la sagesse des hommes et des nations, pour le moins maigres ceux-ci, que l’on pense aux guerres ou à l’épuisement des ressources naturelles.
La théorie du désir mimétique décrit, analyse, décortique, avec pertinence et justesse, beaucoup de nos comportements, qu’ils soient individuels ou collectifs. Écartant le voile du sacré, révélant l’inanité du sacrifice, elle nous montre nus face à nous-mêmes, à nos instincts, à nos tentations, à nos errements passés et présents. Sans doute est-ce cela qui la fait craindre…

Que cette année du centenaire de René Girard soit une occasion d’échanges fructueux pour ceux qui connaissent sa théorie et de belle découverte pour les autres.

Quelques-uns de ses ouvrages :- « Mensonges romantiques et vérité romanesque », 1961, Grasset.
– « La violence et le sacré », 1972, Grasset,
– « Des choses cachées depuis la création du monde », 1978, Grasset,
– « La route antique des hommes pervers », 1985, Grasset,
– « Achever Clausewitz », 2007, Grasset.
Site de l’association Recherches mimétiques :
https://www.rene-girard.fr/


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