Économie

ENTRETIEN. Hassen Khelifati : « Je commence à douter »

Hassen Khelifati est le premier vice-président de l’Union algérienne des assureurs et réassureurs (UAR)  et le PDG de la compagnie Alliance Assurances. Il revient dans cet entretien sur le « marasme » du secteur des assurances en Algérie. Un secteur qui, selon lui, « vit des moments très difficiles et très compliqués ».

Comment se porte le secteur des assurances en Algérie ?

Pour l’année 2021, la croissance sera peut-être positive, mais cela est illusoire par rapport à la situation du secteur.  Le secteur se porte très mal. Si l’on regarde les chiffres à l’échelle internationale, régionale ou même sous régionale, nous sommes en retard.

Au niveau mondial, le taux de pénétration des assurances par rapport au PIB, est de l’ordre de 6 à 7 %. Au niveau africain, il est autour de 3 %. Au niveau du voisinage immédiat, il est également aux alentours de 3 %. En Algérie, nous sommes sous la barre des 1 %, entre 0,7 et 0,8 %.

Le taux de croissance avant 2020, soit avant la crise sanitaire, était très faible, autour de 1 %. En 2020, ce taux était à moins 5 % (-5 %). C’était une décroissance, une régression. Cette décroissance aurait pu être encore plus importante si ce n’est l’intervention de la réassurance internationale qui a augmenté ses tarifs et qui a impacté les gros risques industriels (Sonatrach, Sonelgaz). Cela a atténué le taux de croissance qui aurait pu être encore plus grave.

Si l’on regarde les chiffres du CNA (Conseil national des assurances), le taux de règlement des sinistres, en 2020, est inférieur à 40 %. Cela traduit deux choses : que le stock sinistres double chaque 16 mois à peu près, et que les compagnies, avec la politique tarifaire appliquée jusqu’à maintenant, n’auront jamais les moyens de faire face et d’honorer leurs engagements. Ce n’est pas possible. Selon la logique mathématique, cela n’est pas possible.

Il est vrai que durant les neuf premiers mois de 2021, nous avons eu une progression relative du secteur, autour de 6,7 %, mais avec une régression de la branche automobile de -3,8 %.

Les 6.7 % sont tirés principalement par les assurances IARD ou assurances risque entreprise. Ce qui veut dire que la réassurance internationale a augmenté ses tarifs et qu’elle suit une logique commerciale et d’équilibre technico-financier. Chose qui ne se fait pas chez nous. En Algérie, il n’y a aucune logique dans les prix appliqués notamment dans l’assurance de masse automobile.

Il se pourrait qu’à la fin de l’exercice, cela va se stabiliser à une progression positive, mais cela est dû principalement à la réassurance internationale, et non pas aux pratiques locales ou à un sursaut ou une relance locale.

Quel a été l’impact de la crise sanitaire et du blocage des importations des véhicules sur l’activité des assureurs en Algérie ?

L’impact est constaté, tout d’abord, sur la régression que l’on a enregistrée (-3.8 %).  Depuis 2018, nous constatons cette régression. Au-delà de la crise sanitaire et du blocage des importations, il y a d’autres facteurs cachés qui impactent sur l’équilibre financier et technique des compagnies d’assurance tels que le vieillissement du parc automobile, une certaine pénurie des pièces de rechange, la dévaluation du dinar et le dumping des prix de l’assurance.

Nous constatons, par ailleurs, que le nombre d’accidents a augmenté. L’indemnisation, aussi, a augmenté de 60 % alors que la prime a baissé, et ce, par la faute des acteurs qui entrent dans une guerre de prix.

Une autre conséquence de la covid est le ralentissement de l’activité économique. Beaucoup d’entreprises ont perdu leurs plans de charges et ont des difficultés de trésorerie. Elles ont donc des créances. Aujourd’hui, les compagnies d’assurance croulent sous les créances qui seront de plus en plus difficilement récupérables.

Le covid, le manque d’organisation, le manque de régulation et de réformes fortes font que notre secteur vit des moments très difficiles et très compliqués.

Un accord interdisant aux compagnies d’accorder de fortes remises ou tarifs plancher à leurs clients a été signé l’année dernière. Pourquoi un tel accord ?

L’accord est né pour essayer de mettre un terme à l’anarchie et essayer de stabiliser le marché.  L’accord a été fait car le ministère des Finances, en 2016, a constaté qu’il y avait du dumping, et qu’il y avait son corollaire : le sous-provisionnement que les compagnies sont déséquilibrées financièrement et techniquement dans toutes les branches et surtout le risque de masse dans l’automobile.

Toutes les études actuarielles disent qu’il est impossible pour les compagnies de faire face à leurs engagements avec les tarifs appliqués, sauf si en Algérie on aurait inventé un nouveau modèle économique, comptable, financier, technique et algorithmique qui n’existe nulle part ailleurs dans le monde.

 Lorsqu’on vend à perte la prime d’assurance et l’on sous-provisionne un sinistre, on ne peut pas le payer.  Il faut qu’il y ait un équilibre entre ce que l’on reçoit et ce que l’on va payer. Les deux derniers courriers émanant du ministère des Finances ainsi que le communiqué de l’UAR indiquent clairement et officiellement que la branche automobile, qui représente 55 % du marché, est déséquilibrée techniquement et financièrement.  Il fallait un accord a minima de stabilisation et arrêter l’hémorragie et la descente en enfer du secteur.

Dans d’autres circonstances, la constatation de l’inadéquation entre les engagements des compagnies, leurs provisions et leurs tarifs, aurait déclenché une série de mesures coercitives contre les contrevenants par la régulation parce qu’elle est le garant, cet accord n’aurait pas été nécessaire.

Avec l’intervention du régulateur, les compagnies auraient été dissuadées de faire des choses anormales pendant des années et ce qui a fait qu’aujourd’hui la structure technico-financière de beaucoup d’acteurs est complètement déstabilisée et inadéquate. Cela va demander des restrictions très douloureuses sur le plan financier pour revenir à l’équilibre et sauvegarder les intérêts des assurés.

Cet accord était une nécessité vitale. Continuer dans la fuite en avant est un suicide collectif. Il n’est ni dans l’intérêt du client, ni du marché, ni des compagnies, ni du trésor public.

Les compagnies respectent-elles toutes cet accord ? En cas de non-respect, sont-elles sanctionnées ?

Non, malheureusement. Beaucoup de compagnies prétendent respecter cet accord, mais la réalité est toute autre. Les autorités de régulation sont en période de transition.

Le ministère des Finances a été transformé avec une nouvelle organisation, certains acteurs ont profité de cette période de transition. Les cadres du ministère sont engagés avec l’UAR pour faire respecter cet accord.

Les choses vont peut-être se stabiliser très prochainement. Beaucoup de dossiers ont été transmis, mais nous n’avons pas encore les sanctions.

La commission de supervision n’est pas encore complètement constituée avec sa nouvelle composante. Cela va se faire. Mais il y aura des sanctions. Cela pourrait aller jusqu’à la suspension temporaire ou le retrait de l’agrément automobile ou toutes autres sanctions dissuasives.

Le régulateur peut intervenir plus lourdement envers les acteurs et exiger un règlement de tous les dossiers sinistres dans un temps limité, cela risque de mettre en difficulté vitale tous les amateurs du dumping et du sous-provisionnements.

En Algérie, la concurrence loyale entre assureurs publics et privés est-elle garantie ?

La discrimination n’est pas le fait des compagnies d’assurances elles-mêmes, bien sûr que certaines tirent profit de cette situation et nous n’avons pas à les blâmer.

La concurrence loyale et non discriminatoire n’est pas du tout garantie sur le terrain et dans la réalité. Elle n’est pas garantie ni sur le plan tarifaire, ni sur le plan moral, ni sur le plan loyal.

Sur beaucoup de cahiers de charges, le privé est exclu par des artifices et des clauses discriminatoires flagrantes. Nous sommes sur des cahiers de charges dirigés et orientés clairement vers le secteur public et cela en contradiction flagrante avec les lois.

Nous sommes sur des pratiques anormales. Lorsque l’on exige un capital qui dépasse quatre fois le minimum requis par la loi cela veut dire que l’on veut exclure les compagnies privées.

Parfois et paradoxalement, il y a même la participation de certains intermédiaires privés pour exclure les acteurs privés à travers la confection et le conseil de ce genre de clauses discriminatoires dont nous ne connaissions pas les objectifs visés, alors qu’un accord a été établi, en 2019, entre l’UAR et les représentants des intermédiaires pour sortir de ce schéma afin de revenir à des critères techniques connus à savoir la réassurance, les limites, la franchise, l’expertise etc.

Lorsque l’on demande un capital de 10 milliards de dinars c’est que l’on veut exclure le privé. Nous constatons aussi qu’il y a un clivage, qui ne dit pas son nom. Même si le discours officiel dit que l’entreprise algérienne est reconnue à sa valeur et qu’il n’y a pas de discrimination entre le privé et public, sur le terrain, ce clivage existe. Il y a un clivage public-privé qui est constaté.

Certaines banques publiques excluent les assureurs privés et exigent des assureurs publics. Cela existe même s’il est en train de diminuer graduellement. Cela fait qu’on n’évolue pas dans un climat serein et professionnel. Mais, heureusement, il reste certains acteurs publics qui sont corrects et qui cherchent la meilleure offre technico-commerciale.

Pourquoi les entreprises publiques et administrations préfèrent-elles travailler avec les compagnies publiques ?

Il y a plusieurs explications. Cela est dû peut-être à une solidarité public-public. Depuis 2019, il y a aussi une certaine peur. Cela a réellement commencé, en 2004, avec l’affaire Khalifa, lorsqu’un ex-premier ministre avait demandé au secteur public de travailler qu’avec les banques publiques et donc par extension les assureurs publics. Cette mesure a été levée en 2007 mais l’idée est restée ancrée.

Il y a également certains intermédiaires qui jouent un rôle néfaste et qui poussent, pour des intérêts restreints, à cette distorsion du marché. Même si les autorités publiques, au plus haut niveau, ont un discours serein, optimiste et moderne, sur le terrain, la pratique est toute autre.

L’administration bloque-t-elle toujours des projets ? Pourquoi les dirigeants et responsables publics ont-ils peur ?

Le blocage existe par peur, par abus de pouvoir, par l’ambiguïté des textes de loi et par l’absence de voies de recours et d’arbitrage.

À titre d’exemple, un acteur qui a un permis minier, une administration quelconque peut s’opposer à son projet sans donner de raisons valables. Lorsque le wali reçoit une objection, il met de côté le projet parce qu’il y a une objection.

Dans ce genre de situation, il faut trouver des niveaux intermédiaires d’arbitrage. Il y a des administrations qui aujourd’hui n’accusent pas réception du courrier qui leur est destiné.

Par exemple, l’administration des douanes n’accuse pas réception des courriers. Idem pour certaines administrations des collectivités locales. La wilaya n’accuse pas réception des courriers. Ce n’est pas normal. Ce comportement pose problème.

Le secteur des assurances peine-t-il à se développer ? Les assureurs privés ont-ils un avenir en Algérie ?

Je commence à douter. Ce que l’on constate aujourd’hui est qu’il y a une lame de fond. Nous sommes en train d’acculer le secteur privé. Ses parts de marché sont en train de baisser de manière générale.

Nous sommes en train de l’exclure par plusieurs actions du marché professionnel. Et nous sommes en train de l’acculer dans l’automobile. Si l’on maintient le dumping, ce secteur va se casser.

Même la solidarité inter privé n’existe pas et les acteurs ne se font pas confiance, certes l’affaire Khalifa a laissé des séquelles, mais nous devons arriver à la dépasser et se consolider sinon on restera fragile et on finira tous par ne pas peser à l’avenir.

Aujourd’hui le marché peine. Il faut une autorité indépendante qui va mettre de l’ordre et de l’organisation pour l’intérêt du marché général et pour faire sortir l’Algérie de ce classement où nous sommes à un taux de pénétration parmi les plus faibles du monde, alors que l’on pourrait être à 4 ou 5 %.

Avec ces taux, nous pourrions avoir des compagnies plus solides financièrement qui pourraient aller conquérir l’Afrique. Mais aujourd’hui, si les compagnies peinent déjà à survivre ici, comment voulez-vous qu’elles se déploient en Afrique.

Le marché algérien pourrait peser entre 6 et 8 milliards de dollars chaque année, mais aujourd’hui il est à un milliard.

Nous avons des doutes aujourd’hui. Le secteur privé risque d’être laminé avec cette politique de dumping, de discrimination, d’absence de régulation du marché, d’anarchie et ne pas avoir la capacité financière et technique de rembourser les sinistres et de tenir ses engagements.

Aujourd’hui, il y a des centaines de milliers de sinistres qui ne sont pas remboursés et nous doutons qu’il y ait de la capacité financière à y faire face de la part de certains acteurs qui ont continué à entraîner le marché vers cet engrenage et cet abîme.

Comment trouvez-vous le climat des affaires actuellement ?

La bureaucratie reste maîtresse du jeu. Il y a beaucoup de choses à apporter au climat des affaires. Mais il est vrai qu’il y a un programme avec le président de la République et le premier ministre qui donne de l’espoir et des orientations positives. Il faut un choc de simplification et de numérisation.

Depuis deux ans, beaucoup de choses ont été ralenties par la covid. Nous avons besoin d’une accélération. Il y a beaucoup d’engagements pour mettre des choses en place rapidement. Toutes les réformes qui sont engagées aujourd’hui qu’elles soient administratives ou bureaucratiques, doivent être renforcées par une réforme du marché financier et bancaire au sens large.

C’est-à-dire : banque, assurance, bourse, fiscalité, douane, domaine, et numérisation totale. Et accélérer tout ça. Cela nous permettra de mettre beaucoup de transparence et de traçabilité.

Il y a également quelque chose à faire au niveau de la réglementation bancaire pour libéraliser l’activité bancaire et financière. Aujourd’hui, nous sommes sur des schémas classiques, des banques universelles à 20 milliards de dinars. Il y a des choses à faire pour capter toute la ressource, trouver des modèles plus souples et agiles afin de créer une nouvelle dynamique concurrentielle et d’innovation de produits et services.

Il faut, aussi, trouver et garantir une fiscalité qui mette les gens en confiance. Autre point au sujet du climat des affaires : il faudrait la refonte de plusieurs procédures, les clarifier et faire jouer un rôle à la justice qui doit être un arbitre impartial qui agirait avec diligence, rétablirait les droits et sanctionnerait financièrement et administrativement lorsqu’il le faudrait, et ce, même lorsque des administrations publiques seraient mises en cause.

Il faudrait, aussi, clarifier les rôles au niveau des administrations locales. Les walis et chefs de daïra ne devraient pas avoir de rôle primordial à jouer sur l’investissement, car ils ont des responsabilités lourdes de représentation de l’État sur le plan politique, social, sécuritaire, sanitaire etc…

 Il faudrait des agences spécialisées qui auront délégation de l’autorité de l’État. Des agences économiques qui pourront discuter, suivre les projets sur le terrain et accompagner l’investissement.

Etes-vous optimiste ?

En tant que premier vice-président de l’UAR, nous mettons beaucoup d’espoir sur la régulation et le ministère des Finances pour nous aider à sortir le secteur de cette situation de marasme.

Avec leur aide, nous sommes capables de l’assainir en deux à trois ans, et de tripler, voire quadrupler, le taux de pénétration et l’amener, au moins, au niveau régional, et cela avec un accompagnement, sans forcément beaucoup de réformes, mais avec des sanctions pour ceux qui ne respectent pas et qui essaient de continuer dans la fuite en avant.

Nous avons un marché à fort potentiel, des compétences nationales et un plan de réformes globales nationales dont nous voulons tous profiter pour mettre notre pays sur le chemin vertueux de la croissance et du développement.

 

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