Société

ENTRETIEN. Les 2 raisons qui poussent les Algériens à partir

Le phénomène de l’émigration clandestine en Algérie prend une ampleur inquiétante ces derniers mois, après des centaines de migrants interceptés par les garde-côtes algériens, alors que d’autres réussissent à traverser la Méditerranée pour se rendre en Europe.

Si le phénomène n’est pas récent, son exacerbation s’est accélérée ces deux dernières années, analyse le sociologue Rabah Sebaâ. ENTRETIEN.

Les vagues de candidats à l’émigration clandestine à partir des côtes algériennes en direction des côtes européennes se succèdent de manière inquiétante ces derniers jours. En tant que sociologue, comment expliquez-vous ces départs massifs d’Algériens vers l’Europe ?

Tout d’abord, cette exacerbation des départs ne date pas d’aujourd’hui. Il y a deux paramètres : une grosse déception après l’espoir suscité par le Hirak (déclenché le 22 février 2019). On sait que pendant cette période et jusqu’à un an ou un et demi, il y a eu une accalmie sur le front de l’émigration clandestine.

Ce fait est attesté y compris par les statistiques officielles. Les Algériens avaient placé beaucoup d’espoir dans ce mouvement citoyen, qui allait régler un certain nombre de problèmes que vit la société.

Cet espoir commençait à s’amenuiser pour s’estomper complètement. Le deuxième élément, qui vient conforter le constat d’absence d’espoir, c’est l’aggravation de la crise économique en Algérie depuis deux ans. C’est devenu pratiquement intenable sur fond de hausse du niveau général des prix, inflation, et un pouvoir d’achat qui a dégringolé de façon incroyable.

Il est remarquable de voir que le fléau, qui concernait au départ des couches marginales de la société, touche toutes les catégories de la société algérienne. Comment cette évolution s’est-elle opérée ?

Le profil sociologique des migrants algériens (harraga) a effectivement changé au fil des années. Ce n’est plus le profil habituel de jeunes paumés et au chômage, etc. A l’intérieur, il y a aussi l’élément féminin de plus en plus présent dans les contingents des « partants ».

Le nombre de candidates à l’émigration est extrêmement significatif. Ce phénomène est le résultat d’une crise sociétale, au-delà de la crise économique au sens restreint stricto sensu du terme (pourvoir d’achat, etc.).

Il y a un mal-être, y compris chez la classe dite moyenne, qui a atteint le minimum : à savoir un logement et un salaire moyen. Ces gens-là songent eux aussi au départ. Il y en a qui partent effectivement. Ce qui explique d’ailleurs la pression sur les visas, notamment vers des pays comme l’Espagne, la France et l’Italie.

Parfois des proches de migrants ont célébré l’arrivée de ces derniers sur les côtes espagnoles avec fumigènes et cris de joie. Qu’est-ce que cela traduit-il ?

Les proches des harraga (migrants) qui sont au courant du départ de leurs proches, amis ou voisins, sont à l’affût de la moindre information car il s’agit d’une prise de risque. On a tendance à oublier ceux qui meurent pendant la traversée de la Méditerranée.

Dernièrement, du côté d’Arzew (Oran), 13 naufragés ont été repêchés en mer. Dès que les harraga (migrants) débarquent sur les côtes espagnoles, leur premier geste c’est d’appeler leurs proches ou leur envoyer des messages pour leur annoncer leur arrivée sains et saufs.

Evidemment, cette information est accueillie avec joie de ce côté-ci. Il est très intéressant de dire qu’il y a une lecture derrière cette attitude. S’ils ont manifesté physiquement leur joie en criant que les leurs sont arrivés à bon port, qu’ils se sont débarrassés de la misère du pays, cela traduit une forme de contestation et envoie le message selon lequel les partants ont eu raison de s’en aller, pour dire aux pouvoirs publics « les gens qui sont partis ont bien eu raison de le faire. Quant à nous, nous attendons notre tour ».

Cette envie de partir ailleurs ne traduit-elle pas finalement le désespoir et un sentiment d’étouffement qui gagne une partie de la société algérienne ?       

Effectivement, et là vous touchez un problème extrêmement sensible. C’est ce que j’appelle dans certains de mes travaux « une déliquescence du lien social ». La crise économique et ses répercussions est pour quelque chose dans l’accélération du phénomène de la harga (littéralement brûler les frontières, émigration clandestine). Mais pas à 100%.

Les rapports entre personnes, que ce soit à l’intérieur des familles ou en dehors, on sent effectivement qu’il y a une grande tension qui se manifeste d’ailleurs sous forme d’énervement et de colère.

En somme, c’est une pression sociale qui est due à un faisceau de paramètres. Il y a bien évidemment l’aspect économique, mais il y a aussi le manque de loisirs ou ce que les sociologues appellent les « pores de respiration sociale ». Leur absence mène les gens à des situations de pression, voire de dépression. Bien sûr que les gens étouffent.

Cela explique-t-il pourquoi d’autres Algériens quittent légalement le pays ?      

Cet état de fait est en effet d’autant plus difficile, y compris pour les personnes qui n’ont jamais voulu quitter le pays. Ceux qui ont fait le choix de rester vivent le calvaire.

Ils sont complètement paumés, ils n’ont pas de salles de cinémas et lieux de loisirs, il n’y a pas de manifestations culturelles. A ces facteurs s’ajoutent la cherté de la vie et la détérioration du pouvoir d’achat. Ce faisceau de paramètres fait que le social se trouve impacté.

Pourquoi les pouvoirs publics ignorent ce phénomène ?   

La première raison, et j’insiste là-dessus, c’est l’incompétence absolue des gens au pouvoir qui se préoccupent d’abord de leur propre survie en faisant tout pour durer le maximum de temps par tous les moyens possibles et imaginables, que ce soit par les élections ou par la répression et les arrestations, etc.

Ce souci de la survie « empêche » de voir les problèmes de mal-être et d’étouffement social. Et pour revenir au phénomène de la harga (émigration clandestine), celui-ci dure depuis des années. Ce n’est pas un phénomène nouveau.

Et pourtant, on aurait pu faire semblant de prendre en charge au moins en partie cette question. Il y a eu une vague disposition juridique (loi criminalisant l’émigration clandestine), d’ailleurs d’ordre répressif, à la faveur de laquelle on a commencé à emprisonner et à infliger des amendes à ceux qui tentent la harga (émigration clandestine).

Pour autant, cette politique n’a pas marché. Elle n’a pas du tout amené les gens à réfréner leur envie de départ. En fait, le tout répressif ne règle pas les problèmes de société et la harga en est fondamentalement un.

Il y a donc un souci de survie politique mais aussi un déficit drastique de moyens intellectuel, politique et sociologique pour prendre en charge ce problème, au même titre que la question d’absence de loisirs.

A titre d’exemple, il y a un ministère de la Culture fantomatique. Il y a des budgets et des employés, mais aucun frémissement qui va en direction des jeunes pour leur donner une possibilité de bénéficier de « pores de respiration » sous forme de festivals, etc.

On se demande à quoi sert le ministère de la Culture s’il n’y a pas de loisirs et si on n’encourage pas les jeunes bourrés de talents et dotés d’imagination, que ce soit dans le domaine de la musique, de la peinture, du théâtre, etc. Personne pour en parler ou s’en occuper.

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