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« L’Algérie a une dette envers Nouredine Bensmail »

« L’Algérie a une dette envers Nouredine Bensmail »

La politologue Louisa Ait Hamadouche revient dans cet entretien sur les incendies qui ont endeuillé l’Algérie ces derniers jours, le lynchage à mort du jeune Djamel, la réaction du père de la victime, les leçons à tirer des incendies, le rôle de la société civile…

Un jeune volontaire, pris pour un pyromane, a été lynché à mort par la foule à Larbaâ Nath Irathen, mercredi 11 août. Vous avez signé une pétition pour dire que ce « crime sera combattu de la même façon que les  feux : la solidarité et l’unité de tous. » Les feux et le crime qui auraient pu plonger l’Algérie dans l’irréparable ont, au contraire, ressoudé les Algériens. Comment l’expliquez-vous Mme Ait Hamadouche ?

Je tiens à m’incliner humblement devant la mémoire des victimes de ces incendies, devant la mémoire de Djamel Bensamail et à m’incliner doublement devant la sagesse et le courage de sa famille, notamment son père.

Il s’agit effectivement d’un crime ignoble qui aurait pu embraser le pays. Le mérite de cet évitement revient en premier lieu à Mr Noureddine Bensmail qui, à travers ses déclarations et ses prises de position, a montré que les enjeux de ce crime dépassaient de très loin la perte tragique de son fils.

Il l’a dit lui-même, il vient d’une famille révolutionnaire éprise de justice. Il sait à quel point un événement particulier peut, si on le décide, devenir un épisode historique des plus sombres.

Sa légitimité en tant que père du défunt a par ailleurs délégitimé les appels à la vengeance, à la généralisation, à la stigmatisation, à la bipolarisation et à la haine.

Il sait aussi à quel point il est nécessaire de parler de responsabilité(s) et culpabilité(s) individuelle(s) dans la perpétration de l’assassinat de son fils et non d’une responsabilité-culpabilité collective. A ce titre, l’Algérie a une dette envers Nouredine Bensmail.

Mais, contrairement à ce que suggère votre question, le danger n’est pas encore totalement écarté. Ceux qui ont voulu faire de ce crime le déclencheur d’un conflit ouvert ne vont certainement pas s’arrêter là.

Il est donc nécessaire de cultiver le message de la famille Bensmail, de le diffuser et de l’expliquer pour faire en sorte que cette blessure ne se transforme pas en gangrène, mais bien au contraire, qu’elle soit l’occasion de renforcer le système immunitaire des Algériens.

Djamel a vécu pour que l’Algérie soit une terre de liberté, de solidarité et de souveraineté populaire. Sa mort doit aider à poursuivre ce combat et à le gagner.

Les Algériens de toutes les régions du pays se sont solidarisés avec la Kabylie. Est-ce que ces incendies ont « brûlé » aussi les projets séparatistes, et infligé une cuisante défaite aux extrémistes et aux racistes ?

Le lien entre les incendies et les séparatistes s’installe progressivement dans le discours officiel. Ce dernier est passé d’un déclenchement criminel des incendies (pyromanes ordinaires), à leur criminalisation politique (référence au dernier discours du chef de l’Etat).

Pour qu’« une cuisante défaite » comme vous dites soit infligée aux séparatistes, il faut que leur culpabilité soit effectivement établie par la justice.

Mais au-delà de la conjoncture, mon hypothèse est que les séparatistes ont déjà perdu la bataille de sécession. Ils auraient complètement disparu si certaines circonstances et discours ne leur donnaient pas régulièrement du souffle.

L’esprit de solidarité des Algériens a encore fait la différence, ce qui montre des changements importants dans la société algérienne. C’est le résultat du Hirak ?

Il y a clairement une interaction entre les deux phénomènes. Dans la philosophie du Hirak, il y a, entre autres, la remise en cause du pouvoir politique pour son incapacité à répondre aux besoins des citoyens.

Cette remise en cause s’est tout de suite accompagnée d’auto-organisation et de mise en réseaux destinés à compenser les lacunes (et à se défendre contre la répression).

C’est ainsi que des collectifs de soutien aux détenus d’opinion sont apparus, suivis durant la première et deuxième vague de la pandémie d’actions de sensibilisation et de dons (bavettes, gel hydroalcoolique, dons alimentaires…).

Lorsque la troisième vague arrive, ce sont encore des réseaux et des collectifs qui tentent de réduire le manque cruel d’oxygène. Il était donc naturel que nous retrouvions Djamel et tant d’autres militants du soulèvement populaire dans cette vague de soutien aux victimes des incendies.

Pour résumer, le Hirak est, d’une part, le résultat de l’esprit citoyen et solidaire qu’il contribue à renforcer et à consolider, d’autre part.

Le président de la République insiste sur le caractère criminel de ces incendies d’une ampleur inédite. Qui a intérêt à mettre le feu à la Kabylie et l’Algérie ?

Vous savez, la théorie du complot est la plus vieille théorie du monde. Il serait plus facile de dire qu’il n’y a pas d’intérêt et je dirais sans aucun doute la population algérienne tout entière.

En tous cas, il est aisé de comprendre pourquoi le chef de l’Etat recourt dans sa communication de crise à la stratégie du bouc émissaire. Premièrement, dire que les incendies sont criminels réduit la responsabilité de tous ceux qui doivent veiller à la sécurité de la région et garantir les moyens de prévention et de réaction rapide.

En effet, des incendies criminels sont par définition imprévisibles, concomitants, violents, nombreux…

Deuxièmement, le bouc émissaire de type criminel, -avant même les résultats des enquêtes- permet d’appliquer une réponse exclusivement sécuritaire au lieu de regarder froidement ce qui n’a pas fonctionné dans les plans de gestion et de prévention des catastrophes.

Enfin, cette stratégie est le prolongement de toutes ses postures qui consistent à incriminer des « parties opaques » d’être derrière tous les dysfonctionnements (rupture d’approvisionnement en liquidités, eau, électricité, oxygène…).

Quelles sont les leçons à tirer de ces incendies ?

Elles sont à court et à moyen terme. A chaud, la première leçon à tirer est que les pouvoirs publics n’ont pas tiré les leçons des crises précédentes. Il est devenu manifeste que ni les services de la protection civile, ni le système de santé, ni les collectivités locales, ni l’exécutif ne sont prêts à gérer des catastrophes naturelles.

Comparativement au séisme de 2003 -qui n’était déjà pas une grande réussite-, on observe un net recul en termes de communication officielle, du rôle des médias publics, de l’administration…

Il est légitime de se demander quel a été le rôle des cellules de veille ? Pourquoi les villages que l’on sait vulnérables ne sont toujours pas dotés des moyens de faire face à des incendies que l’on sait récurrents ?

La réponse est que la dernière étape -et non des moindres- de la gestion de crise n’est pas appliquée : bilan et leçons à tirer. Chaque crise s’achève sur les prémices de la crise suivante.

La deuxième leçon est l’autre facette de la crise, à savoir, « la crise est une opportunité ». Elle a mis en avant les capacités de mobilisation des acteurs autonomes de la société civile.

Cette mobilisation a été rendue possible grâce aux réseaux sociaux tant critiqués par les pouvoirs publics. Et pourtant, c’est grâce à eux que l’on identifie la nature des aides, où les acheminer, comment et quand le faire.

Ce sont les réseaux sociaux qui ont mis en lien les personnes et les régions de ce pays. Ils ont cassé l’isolement des sinistrés et aidé à orienter les volontaires et les bénévoles vers les lieux sinistrés. Ils ont aussi permis le soutien important de la diaspora.

A moyen terme, la leçon qui pourrait s’imposer est contenue dans le texte que plusieurs dizaines d’acteurs de la société civile ont signé (Djamel, la Kabylie, l’Algérie).

Cette catastrophe est un indice supplémentaire montrant que le pouvoir politique rentier, centralisateur, dominateur et contrôleur a vécu. Les relais officiels du pouvoir politique ont brillé par leur absence, tandis que la population se prenait littéralement en charge.

Même la diaspora, malgré la distance, a été plus impactante et efficiente que certains acteurs institutionnels. De fait, à la crise de confiance déjà consommée entre le pouvoir politique et la population, s’ajoute à l’incapacité de l’administration locale et centrale à répondre à l’urgence.

Ce double constat devrait interpeller les pouvoirs publics à plus d’un titre. Le fossé entre gouvernants et gouvernés n’est plus seulement politique et symbolique, mais pratique et tangible.

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