Société

“L’homme qui répare les femmes”

 

Le gynécologue congolais Denis Mukwege, 63 ans, Prix Nobel de la paix 2018, est connu dans le monde entier pour son intense action en faveur de femmes violées dans les différents conflits en RDC, République démocratique du Congo (ex-Zaïre).

Formé aux universités du Burundi, d’Angers (France) et de Bruxelles (Belgique), Denis Mukwege a entamé sa carrière médicale au début des années 1980, à Lemera, dans la province de Sud-Kivu, à l’Est de la RDC, avant de s’installer en France. En 1989, il revient à Lemera exercer dans un hôpital construit avec l’aide des Missionnaires pentecôtistes suédois en 1971.

Le 6 octobre 1996, il échappe de justesse à l’attaque meurtrière de l’hôpital de Lemera dans ce qui deviendra la « Première guerre du Congo ». Cette guerre, qui a duré une année entre 1996 et 1997, a obligé Mobutu Sese Seko à quitter le pouvoir, après 32 ans de règne. Le chef rebelle Laurent Désiré Kabila, soutenu par le Rwanda et l’Ouganda voisins, remplace le président déchu et change le nom du pays en RDC, au lieu du Zaïre.

A l’hôpital, les rebelles, pour des raisons qui demeurent encore inconnues, massacrent les malades et le personnel médical et détruisent l’établissement sanitaire. L’ONU a mené l’enquête sur ce crime de guerre (viol des conventions de Genève) mais la communauté internationale n’a pas fait grand effort pour pourchasser les coupables et les commanditaires qui pourraient être des non africains, venus en dehors de l’ex-Zaïre sous couvert de la nuit et de l’impunité.

Quête de vérité sur le massacre de l’hôpital de Lemera

Denis Mukwege travaille depuis 22 ans pour la recherche de la vérité. « Notre souci est qu’un jour, on puisse nous dire la vérité, pourquoi a-t-on assassiné des gens qui étaient en fonction pour aider les autres. Deuxième chose, il faut que justice soit rendue et que les coupables puissent répondre de leurs actes », a plaidé Denis Mukwege dans une déclaration à France 24, en 2016.

Le médecin, qui a dirigé l’hôpital de 1992 à 1996, a confié plus tard aux médias avoir développé un sentiment de culpabilité. « Parce que je disais au staff, on ne devrait pas quitter les lieux et abandonner les malades. Je pensais qu’on n’allait pas s’en prendre à des personnes inoffensives dans un lit d’hôpital », a-t-il dit à RFI.

Les victimes ont été enterrées dans une fosse commune, comme c’est souvent le cas lors des conflits en Afrique. Des victimes déjà couvertes par les poussières de l’oubli, selon des militants des droits de l’homme. Denis Mukwege en est l’un d’eux. Il fait preuve d’une rare détermination dans un pays qui porte toujours les séquelles de la guerre civile. La quête de vérité et la dénonciation de l’impunité dérangent et valent au docteur Mukwege trois tentatives d’assassinat et plusieurs menaces de mort. Il se déplace sous escorte de la mission des Nations Unies pour la stabilisation en RDC (Monusco).

Durant la « Deuxième guerre du Congo », entre 1998 et 2003, Denis Mukwege a eu un rôle important pour sauver les femmes victimes de viols massifs. L’agression sexuelle était devenue une arme de guerre par des groupes engagés dans ce qui ressemblait à « un conflit inter africain » ( au moins sept pays étaient impliqués dans les combats d’une manière ou d’une autre comme le Rwanda, l’Ouganda, l’Angola et le Tchad).

 

Congo, un médecin pour sauver les femmes [Extrait] from FIGRA on Vimeo.

 

« Je ne peux pas rester les bras croisés »

Les militaires congolais, chargés de protéger la population civiles, ont également commis des actes de viols contre les femmes. A partir de 1999, Denis Mukwege a entamé des opérations de réparation chirurgicale sur des femmes ayant subi des agressions sexuelles au niveau de l’hôpital général de Panzi qu’il a lui même fondé à Bukavu, capitale de Sud-Kivu. Au fil des ans, cet établissement s’est spécialisée dans la prise en charge de femmes violées, y compris en temps de paix.

L’engagement médical de Denis Mukwege a permis de sauver des milliers de femmes autant de la mort que de la déprime, voire de la folie.

En 2015, le réalisateur belge Thierry Michel a consacré un documentaire à Denis Mukwege, « L’homme qui répare les femmes: la Colère d’Hippocrate » (projeté en Algérie en décembre 2015 à la faveur du 6ème Festival international d’Alger dédié au film engagé). Le documentaire a été interdit en RDC, le réalisateur ayant été accusé de vouloir « salir l’image de l’armée congolaise ». « Dans les zones de conflit, les batailles se passent sur le corps des femmes. Je suis témoin d’atrocités de masse commises sur le corps des femmes et contre les femmes. Je ne peux pas rester les bras croisés », a déclaré Denis Mukwege lors d’une cérémonie de reception du prix Hillary Clinton Award, décerné par le Georgetown Institute for Women à Washington (en 2014). Le comédien américain Ben Affleck, cofondateur en 2010 de l’ONG l’Eastern Congo Initiative (ECI) avec la femme d’affaires Whitney Williams, a soutenu les efforts du médecin en louant publiquement son courage exemplaire.

« Chaque femme violée, je l’identifie à ma femme »

Dans le documentaire de Thierry Michel, le gynécologue a confié avoir opéré les mêmes femmes à deux, voire à trois reprises pour souligner le caractère récurrent des viols dans l’Est du Congo sans réelle lutte de la part de l’État. Des agressions qui touchent même des filles en bas âge. « Nous voyons ce que même un œil de chirurgien ne peut pas s’habituer de voir. Chaque femme violée, je l’identifie à ma femme, chaque mère violée, je l’identifie à ma mère et chaque enfant violé, je l’identifie à mes enfants. Comment pouvons nous nous taire? », s’est interrogé Denis Mukwege devant le Parlement européen en recevant le prix Sakharov en 2014.

Selon plusieurs rapports, plus de 500.000 actes de viol ont été commis en RDC depuis le début des troubles en 1996. Rien qu’à l’hôpital de Panzi, plus de 45.000 femmes ont été opérées après avoir subies des viols et des mutilations de l’appareil génital. A Bukavu, Denis Mukwege, qui est également pasteur évangélique, est considéré comme « un saint », « un héro », « un superman », «un Messie » « un papa »…

La population du Sud-Kivu adore ce médecin hors pair qui a fait connaître au monde la pratique massive du viol dans son pays (plus de 1000 femmes seraient violées quotidiennement, selon la RTBF).

Dix Nobel de la paix pour l’Afrique

Denis Mukwege a été nominé à deux reprises au Nobel de la paix sans l’obtenir. Ce n’est donc qu’en 2018 qu’il arrive à décrocher le prix après avoir déjà obtenu plusieurs distinctions comme le Prix des droits de l’homme des Nations Unies, le Prix Olof Palme, le Right Livelihood Award, le Prix Sakharov et le German Media Prize. Curieusement, l’Afrique politique et scientifique continue d’ignorer les efforts humanitaires gigantesques de Denis Mukwege.

Depuis 1960, l’Afrique a obtenu dix fois le prix Nobel de la paix : Albert Lutuli (Afrique du Sud en 1960), Anouar Sadat (1978), Desmond Tutu (Afrique du Sud en 1984), Nelson Mandela et Frederik De Klerk (Afrique du sud en 1994), Kofi Annan (Ghana en 2001), Wangari Muta Maathai (Kenya en 2004), Mohamed El Baradei (Egypte en 2005), Leymah Gbowee et Ellen Johnson Sirleaf (Libéria en 2011), le Quartet du Dialogue national (Tunisie en 2015) et Denis Mukewege (RDC en 2018).

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