Politique

Argent sale et politique : entre pouvoir invisible et influence cachée

Le rapport entre l’argent et la politique est devenu, ces dernières années, sujet à controverse en Algérie. Ce rapport est suspect pour les uns, dangereux pour d’autres.

Ahmed Ouyahia, Premier ministre et secrétaire général du RND, avait évoqué en 2011 « l’argent sale » en parlant de lobbies, sans les désigner, qui auraient provoqué les émeutes de janvier de la même année.

«Les tenants de l’argent sale ont gagné. Mais ce n’est que partie remise », avait-il averti. Cinq ans plus tard, le même Ouyahia a accusé les hommes d’affaires « qui détiennent de l’argent sale » et des hommes politiques de semer la haine dans le pays.

« C’est une couche d’à peine 100.000 personnes sur 40 millions d’Algériens. Ils ont un pied ici et un autre ailleurs. Un passeport vert et un passeport bleu. Une maison ici et une autre en Espagne ou à Paris. Les autres n’ont que l’Algérie pour en faire un Paradis sur terre. Il faut réhabiliter la valeur travail », a-t-il plaidé.

En 2018, Ouyahia a encore parlé de l’intrusion de l’argent sale dans les institutions. En langage plus simple, l’argent sale s’installe pour prendre le pouvoir puisqu’il ne se contente plus de la sphère informelle de l’économie.

Louisa Hanoune, secrétaire générale du Parti des travailleurs, a confirmé cette tendance, vendredi 6 juillet, en parlant de l’affaire de la saisie de 701 kg de cocaïne (au port d’Oran fin mai dernier) et de ses ramifications. « Cette affaire démontre que l’Algérie est en danger et que les institutions élues sont gangrenées par l’argent sale », a-t-elle dit lors d’une rencontre à Alger. Elle parlé de « la mafia » qui aurait pris d’assaut les institutions ce qui menace « la souveraineté de l’État ».

La loi de la « chkara »

L’argent sale fait peur à une partie de la classe politique. Mais que fait donc l’État pour lutter contre son influence grandissante ? Quels sont les instruments utilisés par les services de sécurité et par la justice pour le tracer et neutraliser ses effets néfastes sur l’économique et la politique ? Où en est la stratégie de lutte contre le blanchiment d’argent et contre le secteur informel ?

Ces dernières années, la présence de l’argent dans les joutes politiques est devenue de plus en plus visible. D’abord, lors des élections législatives et pour le renouvellement du Conseil de la Nation (Sénat) à partir de 2007. On a alors commencé à parler de la loi de la « chkara » (le sac) qui aurait été déterminante dans le choix des têtes de listes dans plusieurs wilayas et dans l’achat de signatures.

Les partis comme le PT, le MSP, le RCD ou le RND ont dénoncé ces pratiques. « La dépolitisation est la conséquence d’une pratique qui frappe de plein fouet la vie politique. La « chkara s’est substituée aux vertus de l’exercice politique sain », a regretté le FFS en 2017.

En 2016, l’avocat Ali Yahia Abdelnour a, de son côté, dénoncé « l’imbrication de la politique avec le monde des affaires », qui se « sert du pouvoir pour consacrer le culte de l’argent ».

Djamel Ould Abbes, secrétaire général du FLN, a, lui, promis que « la chkara » n’aura pas de place au sein du vieux parti. « En Algérie, seul l’argent n’obéît pas à la loi », a constaté, pour sa part, Karim Tabbou, porte-parole de l’Union démocratique et sociale (UDS), et ancien premier secrétaire du FFS.

Protéger les fortunes acquises

Mais concrètement, rien n’a été fait par les pouvoirs publics pour savoir qui « finance » quoi lors de la course au Parlement et pourquoi être « tête de liste » est-il si déterminant et important.

Rien n’a encore été entrepris sur le plan légal. Au niveau local, les parlementaires sont souvent assis à la table des walis ou dans les salons des chefs de daïras lors des cérémonies et des festivités.

Ils ne sont jamais de l’autre côté de la barrière pour dénoncer la mauvaise gestion au niveau local, le détournement des biens publics, le trafic dans l’immobilier ou les retards dans l’exécution des projets d’équipement publics.

Seuls quelques députés se détachent du lot mais leurs voix sont presque inaudibles. Là, on comprend pourquoi les détenteurs de l’argent, les hommes d’affaires et les barons de l’informel s’invitent aux consultations électorales au niveau de presque toutes les wilayas.

C’est pour influencer la décision locale dans une stratégie graduelle de conquête du pouvoir au niveau central à terme. D’où également l’intérêt pour les élections locales. La prise d’assaut des Assemblées populaires communales (APC) est devenue « nécessaire » pour ces nouveaux pouvoirs, souvent cachés, dans la perspective de prise de contrôle de toutes les commandes de la décision.

L’objectif suprême est de protéger les fortunes acquises dans les activités commerciales ou économiques sans avoir à rendre des comptes. L’objectif second est de fructifier ce qui a été acquis.

De la capacité de voir dans l’obscurité

Mais qui sont ces nouveaux pouvoirs qui s’appuient sur des richesses cumulées durant ces trente dernières années loin des lumières ? L’opacité, érigée en système de protection, empêche d’accéder à l’identité de ces personnes qui ont vite compris l’importance de l’influence cachée.

Pas de prise de parole en public, pas de déclaration aux médias, pas de polémique, pas de présence sur les réseaux sociaux, pas d’engagement avec la société civile, pas de photos…

La communication se fait en langage codé ou par des relais. Tout se fait à l’ombre. Et c’est à l’ombre qu’on tire toutes les ficelles en prenant appui sur des réseaux qui se sont perfectionnés ces dernières années pour évoluer dans les sphères parallèles. Ces personnes ont une extraordinaire capacité de voir dans l’obscurité et de reconnaître les leurs. Ils s’entraident et partent à la rescousse des membres du Club en cas de difficulté. Sans tapage et sans « lâchage » de pigeons. Discrètement.

Émergence accélérée de fortunes

Jusqu’à une date récente, l’opinion publique ne connaissait presque rien de Kamel Chikhi (El Bouchi). Il a fallu que l’affaire de la saisie de la cocaïne émerge sur la scène publique pour que les Algériens découvrent, certains avec étonnement, « l’Empire caché » d’El Bouchi dans l’immobilier de luxe.

D’autres petites principautés se sont constituées ici et là à l’ombre d’un système fiscal indolent et tolérant. L’inefficacité des contrôles financiers au niveau national ou local a permis l’émergence accélérée de fortunes.

Des fortunes qui sont amassées en famille et en groupes d’amis et qui sont à l’aise dans le culte du secret. Elles savent parfaitement qu’elles n’ont aucun intérêt à perturber les eaux dormantes de l’Administration ou avoir maille à partir avec les services de sécurité.

L’affaire Kamel Chikhi va inévitablement amener les détenteurs cachés de l’argent à réajuster leurs stratégies, soit en groupe soit en individuel. La défense des positions acquises devient un objectif vital pour eux.

Investir massivement le champ politique sans se mettre à découvert sera l’une des tactiques périlleuses à adopter. Tout dépendra de la capacité à fédérer rapidement les efforts et les visions à dix mois de l’élection présidentielle. Sur le terrain, la théorie de la « lâcheté » du capital se vérifiera. Ou pas.


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