Société

Pr Bouzid : « J’ai des amis qui sont morts du Covid en 24H »

Le  Pr Kamel Bouzid, chef du service oncologie au CPMC d’Alger et président de la société algérienne d’oncologie médicale, revient dans cet entretien sur l’impact du manque de médicaments sur la survie des enfants cancéreux, la lutte anti-Covid, la vaccination…

L’augmentation du nombre de contaminations au Covid-19 enregistrée ces derniers jours en Algérie a-t-elle impacté la prise en charge des malades atteints de cancer ?

Jeudi dernier, le nombre de malades en Algérie, d’après les déclarations, avait pratiquement quadruplé. Nous sommes passés de 800 à 1600 en trois jours. 90% de mon personnel, qu’ils soient médecins, infirmiers ou agents de sécurité sont contaminés.

J’ai dit à ce moment-là (jeudi dernier), que dans ces conditions, il vaut mieux reporter certaines cures, celles que l’on fait en intraveineux et ne maintenir que les thérapies ciblées qui se prennent par la bouche, au moins pour une dizaine de jours.

Ce dimanche, quand je suis arrivée, la situation était moins chaotique. Nous avons donc essayé de reprendre l’activité. Nous faisons face à cette épidémie. Il faut expliquer aux citoyens que cette pandémie de covid a affecté les soins des malades atteints de cancer partout dans le monde, à commencer par les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France.

Il y a eu des reports de chirurgie, de chimiothérapie et de radiothérapie, et ce, dans l’intérêt des malades.. Est-ce que cela va induire des pertes de chances ? Pour le moment, on ne le sait pas encore. On prévoit que cette pandémie va impacter les soins jusqu’en 2026 selon une étude britannique.

Les médicaments ant-cancer sont-ils actuellement disponibles en Algérie ?

Depuis septembre 2020, nous sommes en rupture régulière soit d’un médicament courant qui ne coûte pas cher du tout, ce qui est le cas en pédiatrie.

Il y a des médicaments qui sont totalement absents et cela impacte lourdement la survie des enfants atteints de cancer. C’est d’autant plus anormal que ces enfants pourraient guérir avec ces médicaments. Ce qui n’est pas le cas pour la plupart des adultes dans les formes métastatiques.

Non seulement, nous avons une rupture de médicaments essentiels mais, surtout, nous n’avons pas reçu de médicaments innovants, qui sont au nombre de 30 ou 35.

Or, ces médicaments innovants pourraient guérir certains malades. Ils permettent de guérir des malades métastatiques et leur donnent des survies qui dépassent aujourd’hui dix ou quinze ans. Ce qui est totalement inespéré étant donné que pour certaines formes  de cancers, nous n’avions pas de solutions, notamment en ce qui concerne le cancer du pancréas et du poumon, pour lesquels on meurt en moins de trois semaines pour le cancer du pancréas et en moins de six mois pour le cancer du poumon.

Enlever à ces malades une chance sous prétexte que ces médicaments coûtent cher, ce qui a été dit par deux ou trois ministres, sur les conseils d’ignorants en termes d’oncologie médicale, fait qu’aujourd’hui nous sommes dans cette situation où nos malades en manquent. Quand ils le peuvent, ils achètent ces médicaments, les ramènent ou bien, ils vont en France, en Suisse…

Est-il normal que de tels médicaments soient maintenant prescrits sur ordonnance et ne soient pas disponibles au niveau des hôpitaux ?

Ces médicaments coûtent cher et ce sont des médicaments hospitaliers. Ils n’ont pas à être dans les officines. C’est une situation anormale. A Alger, Constantine, Oran, Annaba, on arrive peut-être à se débrouiller mais si l’on prend les “zones d’ombre”, c’est carrément un cauchemar.

Si on reçoit un malade qui vient de Djelfa, avec son fils de six ou sept ans, et qu’on lui dit qu’ il n’y a pas de médicaments, c’est totalement inacceptable. C’est depuis qu’il y a quatre autorités de tutelle qui sont maintenant réduites à trois: le ministère de la Santé, le ministère de l’Industrie pharmaceutique et l’agence nationale de sécurité sanitaire. Chacun a son mot à dire.

Quand on a un problème, j’appelle la direction du ministre de la Santé, on me dit c’est pas nous, c’est l’industrie pharmaceutique. Quand j’appelle l’industrie pharmaceutique, on me dit c’est pas nous, c’est le ministre de la santé. Et cerise sur le gâteau, c’est M. Senhadji (Président de l’Agence nationale de la sécurité sanitaire)  qui veut construire des hôpitaux.

Faut-il tirer la sonnette d’alarme ?

Cela fait six mois que nous avons tiré la sonnette d’alarme. Là, nous sommes vraiment mal engagés.

Qu’en est-il de la  campagne de vaccination en Algérie. Pourquoi est-elle en panne ?

Je ne suis pas spécialiste. Je rejoins ce que disent mes collègues du conseil scientifique et notamment le Pr Riad Mahyaoui et le Pr Mohamed Belhocine. Pour le moment, la seule chose dont nous disposons  est la vaccination. Il y a deux médicaments qui ont été enregistrés aux Etats-Unis et qui vont l’être en Europe mais à des prix faramineux. Nous n’y aurons pas accès. Ou du moins, pas dans l’immédiat.

La seule solution est donc la vaccination. Malheureusement, compte tenu des rumeurs et des fake news, la population n’a pas adhéré malgré les efforts gigantesques qui ont été faits par le ministère de la santé. A titre d’exemple, personnellement, j’ai été vacciné six fois: deux Spoutnik, deux Sinovac, deux Astrazeneca.

Vous vous êtes fait vacciner six fois. Pourquoi ?

Parce que c’est une maladie effrayante. J’ai des amis qui sont morts en 24 heures. Vendredi ils ont de la fièvre, le lendemain, le samedi, ils sont morts. Il s’agit d’amis médecins et de paramédicaux pour qui c’est la même chose.

Ce virus fait peur. C’est pourquoi j’ai fait six fois le vaccin. Mais ici, au service du Centre Pierre et Marie Curie (CPMC), l’adhésion  est très faible y compris parmi le personnel soignant.

Pourquoi y a-t-il, selon vous, autant de réticence à la vaccination de la part des Algériens ?

Il y a un manque de sensibilisation et d’information. Malheureusement, il y a également le rôle néfaste des réseaux sociaux qui inventent n’importe quoi. Nous avions déjà vécu ça il y a quatre ou cinq ans à Annaba où un centre de vaccination avait été agressé par une certaine fraction politique du pays. En expliquant que le vaccin était pour produire la stérilité et repeupler l’Algérie avec des Indiens.

Tout ça parce que le vaccin était fabriqué en Inde qui est le plus grand fabricant de vaccins au monde. Quand des gens normaux croient à ce genre de bobards, qu’est-ce qui reste?

Le dernier bobard sur la covid est qu’il ne provoque pas la stérilité mais l’impuissance chez l’homme. C’est des discussions de café, de souk. D’autre part, la communication officielle, malgré toute leur bonne volonté, n’a pas porté ses fruits que ce soit dans les médias, sur les réseaux sociaux ou à la télévision.

Au CPMC, nous avons moins de 20% du personnel qui est vacciné. Or, pour atteindre l’immunité collective, comme disent les spécialistes, il faut être au moins à 70%. Les Français l’ont atteint, ils étaient, hier, à 84%.

Quel message souhaitez-vous adresser aux autorités sanitaires ?

Qu’ils règlent ce problème (d’indisponibilité de médicaments) dans les plus brefs délais. Ils font perdre des chances aux patients atteints de cancer. Pour ceux qui n’ont pas la chance d’aller en Turquie ou en Allemagne, ils vont mourir parce que des gens n’ont pas fait leur travail au bon moment parmi lesquels les trois que vous avez cités.

Le message a déjà été lancé. Ma collègue, pédiatre, l’a lancée au mois de novembre dernier. Une collègue du CHU Mustapha l’a lancé au mois d’août. Je l’ai relancé au mois de décembre. Mais nous n’avons toujours rien vu malgré les déclarations de certains responsables. Je me demande s’ils sont vraiment responsables.

La réduction de la facture d’importation est-elle à l’origine de cette situation ?

Quand on économise sur des médicaments, on tue des malades. C’est aussi clair que ça. Ce n’est pas la peine de nous raconter des salades parce que les malades moi je les vois, ils sont en face de moi.

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