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Ravin de la femme sauvage : entre légendes et réalité

Ravin de la femme sauvage : entre légendes et réalité

On a beaucoup écrit sur le ravin de la femme sauvage. Le sujet a inspiré un grand nombre d’auteurs, de journalistes, d’artistes peintres et d’excursionnistes depuis le milieu du 19siècle. Il existe diverses versions sur la légende d’une femme qui aurait vécu dans le vallon d’Oued Kniss, reliant les quartiers de Ruisseau et de Bir-Mourad-Raïs à Alger.

Une version dit qu’une femme aurait perdu la raison après avoir égaré ses deux enfants en bas âge, avec qui elle s’était rendue sur les lieux pour une promenade. La dame errait nuit et jour dans le ravin à leur recherche. Sans résultat. Elle aurait été vue une ou deux fois, puis plus rien.

Une sous version dit que des passants l’auraient retrouvée sans vie au pied d’un arbre et enterrée sur place. Une autre variante de cette même version rapporte que la dame aurait disparu sans laisser de traces. Aurait-elle changé de cache, d’endroit ? Serait-elle décédée dans une grotte, nombreuse, dans la zone ?

Une deuxième version indique que le défilé tire son nom d’une jeune et belle femme révoltée contre sa famille qui voulait la marier, sans son consentement, avec un Janissaire. Pour échapper à cette union forcée, à ce « placement » dicté par des intérêts mercantiles, la jeune femme se révolta et rejoignit la grande forêt du ravin de l’Oued Kniss.

La troisième variante met en scène une autre jeune et belle algéroise. Repérée par « un pourvoyeur de harem du souverain d’Alger », Baya, c’est son prénom, « pour éviter un sort aussi déshonorant, se réfugia dans ce ravin alors inaccessible »(1).

La quatrième variante évoque « une douce pâle jeune fille de Saint-Lô, déçue par un premier amour, quitta son pays pour venir oublier ses malheurs au pays où croît le lotus qui est, comme on le sait, la fleur de l’oubli. Évitant les villes, elle s’établit dans la solitude de l’Oued Kniss, n’ayant emporté que quelques bons livres et une provision de sirops. Toujours assise près de son ermitage, un roman à la main, elle n’interrompait ses méditations que pour servir aux rares voyageurs des rafraîchissements moyennant quelque argent, car elle était moins riche de pécune que de chagrins », écrivait Gabriel Esquer (2).

L’auteur ajoutait qu’« elle disparaît subitement pour ne plus reparaître que la nuit, tandis qu’aboient les chacals. Ceux qui l’ont aperçue disent qu’elle porte pour vêtement une peau de gazelle. De ses yeux tombent des larmes tellement brûlantes qu’elles mettent le feu aux récoltes »(3).

Une femme et des mystères

La cinquième version est semblable à la précédente. Elle parle d’une Française originaire de Saint-Lô (département de la Manche), selon certains, de Salency (département de l’Oise), d’après d’autres.

Elle aurait tout plaqué après l’échec de son premier mariage pour venir s’établir dans ce coin perdu de l’Oued Kniss où elle aurait ouvert un café-restaurant vers 1844, avant de disparaître. « Sa destinée réelle est et restera probablement toujours un mystère. Quelques bergers prétendent l’avoir vue courir la nuit au clair de lune avec les chacals. Elle n’avait pour vêtement qu’une peau de gazelle, et, de ses yeux, démesurément agrandis, tombaient des larmes qui brillaient comme des étoiles et mettaient le feu aux récoltés »(4).

« Mais d’après une tradition plus terre à terre il s’agirait d’une jeune cantinière qui avait installé sa buvette dans un repli de la route que l’on construisait alors et que les soldats avaient surnommée « la femme sauvage » par simple antiphrase. Cette dernière version n’a peut-être pas plus de réalité que la légende et elle a certainement moins de mystère et d’agrément que l’histoire de la jeune Laudinienne qu’un chagrin d’amour conduisit à ouvrir une manière de bar dans un ravin barbaresque, avant de se muer en une divinité bondissante, désespérée et maléfique »(5).

Enfin, la sixième variante parle d’une Algérienne qui aurait fui Alger au débarquement du corps expéditionnaire français. « Lors de l’expédition d’Algérie, en 1830, une femme indigène fut effrayée à la vue de nos soldats, abandonna son habitation et alla se réfugier dans ce ravin. Cette femme fut aperçue très souvent et on l’appela « femme sauvage. » D’où le nom du ravin. Est-ce là l’origine de cette appellation ? » Cette variante avait été recueillie en 1891 par Jules Chossat(6).

Le quartier des affaires hier et aujourd’hui

Il est difficile de privilégier une version de ces légendes par rapport aux autres. Certaines sont vraisemblables, tandis que d’autres sont tirées par les cheveux. Cependant, comme il s’agit de légende, on n’y touche pas. C’est à prendre ou à laisser. Le ravin de l’Oued Kniss renfermait une terre fertile.

(Photo : TSA)


Là, ce n’est point une légende ou un conte de fée. On y trouvait des plantations de bananiers, d’orangers, de grenadiers, de jujubiers, de citronniers. On y trouvait sur et aux abords du cours d’eau des moulins à eau et à bêtes. Quelques artisans potiers et des tanneurs notamment occupaient la partie basse, du côté de l’actuelle station de métro Les Fusillés.

L’ancien chemin muletier de l’Oued Kniss, construit sur les bords d’un cours d’eau du même nom, a de tout temps était le principal passage reliant le Nord et l’Est de l’Algérie et la plaine de la Mitidja. Parce que les villages édifiés sur le parcours disposaient de puits d’eau permettant de faire sa toilette, se rafraîchir, se désaltérer. Ces puits contenaient aussi des abreuvoirs pour les bêtes (Bir-Mourad Raïs, Bir-Khadem et Bir-Touta, entre autres).

Aujourd’hui, ce chemin est devenu une route à grande circulation longue d’environ cinq kilomètres. Les moulins et les petits ateliers artisanaux ont cédé la place à de gigantesques immeubles abritant des institutions de l’Etat, des banques, des compagnies d’assurance, des entreprises privées.

(Photo : TSA)


Le béton continue de « dévorer » des portions importantes de la forêt abrupte bordant la route. Le quartier de Vieux Kouba continue son extension vers le ravin dont il a déjà englouti quelques segments, avec la construction de la cité des Annassers, le Palais de la Culture et le ministère des Affaires étrangères. Celui des Sources a, lui, achevé sa jonction avec Oued Kniss. C’est le cas aussi du côté des Bois des Arcades et du complexe commercial et des loisirs de Riadh El Feth.

Quel que soit le cours que prendra l’histoire, Oued Kniss conservera ad vitam aeternam son nom, comme Bab El Oued. Deux anciens cours d’eau aujourd’hui asséchés, qui prenaient leur source presque dans le même secteur : Ben Aknoun, pour l’un, Rostomia (ex-Chevalley) pour l’autre. Deux oueds qui, de temps à autre, se réveillent et reprennent, l’espace de quelques heures, leur lit, comme en 2001 à Bab El Oued et en 2020 à Oued Kniss. Méfions-nous de l’oued qui dort, pour paraphraser un vieux proverbe.

Le chemin du vallon de l’Oued Kniss et la légende de la mystérieuse femme sauvage vivant dans le coin drainaient, pendant la colonisation française, de nombreux promeneurs, essentiellement des colons installés à Alger et des étrangers de passage dans cette ville.

Le ravin de la femme sauvage porte encore cette appellation. Et la légende de la femme, qui a fait sa célébrité, continuera de susciter la curiosité des médias, des écrivains et autres artistes, tant que le mystère demeure entier. Mystère qui n’est pas prêt d’être élucidé. En attendant, le visiteur et le voyageur peuvent faire une petite halte dans l’un des deux jardins ombragés, comprenant des manèges pour enfants, créés ces dernières années sur la route reliant Ruisseau et Bir Mourad Raïs.

(Photo : TSA)


(1) Alger et sa région, Gabriel Esquer, Arthaud, Paris et Grenoble, 1957

(2) Idem

(3) Idem

(4) L’Hiver à Alger, Charles Desprez, 3e édition revue et corrigée, Bastide, libraire-éditeur, Alger, Challamel, libraire-éditeur, Paris, 1863.

(5) Alger et sa région, Gabriel Esquer, Arthaud, Paris et Grenoble, 1957.

(6) Revue des traditions populaires, recueil mensuel de mythologie, littérature, ethnographie traditionnelle et Art populaire, tome X, 10e année, Emile Lechevalier et Ernest Leroux éditeur, Paris, 1895.

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