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Surinterprétation et extrapolation abusive

Surinterprétation et extrapolation abusive

TRIBUNE. Manipulées par indélicatesse ou maltraitées par empressement et négligence, beaucoup de données scientifiques sont malmenées et travesties pour en soustraire des conclusions qu’elles ne peuvent raisonnablement soutenir.

Ils sont de plus en plus nombreux à être bruyants et rivalisés de tapage médiatique, ces scientifiques pris dans la spirale de la surenchère compétitive et anxieux de valoriser travaux et publications.

Certains n’hésitent pas à extrapoler abusivement pour tirer des conclusions pompeuses à partir d’études trop restreintes ou d’échantillons trop limités pour tant de significativité.

Mis à part les disciplines mathématiques, aucune autre branche ne semble être épargnée. Comme exemple déplorable on peut citer les promesses assurant que tel nouveau traitement est très efficace alors que les résultats sont loin de le confirmer.

La référence (1) décrit une sérieuse investigation sur plusieurs articles publiés dans 17 journaux d’oncologie avec un facteur d’impact supérieur à 7. L’étude dévoile le traitement biaisé des données, la surinterprétation des résultats, ainsi que la généralisation hâtive et les conclusions abusives.

Par l’enthousiasme et les craintes qu’elle suscite, c’est présentement la notion de « l’intelligence artificielle » avec ses « pouvoirs quasi-divins » qui donne de la voix.

Halte au génie civil et place au génie artificiel

Comme beaucoup d’autres, je n’ai pas résisté à la tentation. Je décide de tester le ChatGPT, et jauger par la même occasion mes propres travaux. Je sollicite le design d’un poteau en béton armé, de section rectangulaire simple, soumis à une flexion composée biaxiale (déviée). Après l’introduction des données nécessaires, je reçois dans l’ordre les messages suivants, espacés d’une à deux minutes :

Preparing the most accurate response to your request
Hang in there. Your response is almost ready
Just a little longer. In the wait for perfection

Pouvant faire saliver, le troisième message fut hélas refroidi par le dernier :

Servers are busy. Close.

J’effectue une deuxième tentative et écope du même cycle. Je persiste, et au troisième coup j’obtiens une réponse. De quoi s’agit-il au juste ?

Le résumé suivant est censé éviter la superficialité pour les initiés et l’ennui pour les autres.

Dans les années 70 à l’École Polytechnique d’Alger, on étudiait la flexion biaxiale en élasticité seulement. Loin d’obéir aux lois de l’élasticité linéaire, le biaxial en béton armé est très complexe et constitue le plus grand défi en design.

De nos jours, même avec l’Internet, certains ingénieurs ne savent pas de quoi il s’agit. L’interaction des deux flexions cause une double compression dans une zone et une double traction dans une autre. Un design basé sur le découplage est donc inadmissible. C’est pourtant ce qui se fait fréquemment.

Les méthodes approximatives existantes sont peu répandues. C’est grâce au numérique que l’analyse biaxiale en béton armé a progressé. Plus délicat, le design implique des réanalyses successives judicieuses.

J’ai consacré des années à ce domaine, et publié plusieurs articles et rapports de recherche. Rarissimes sont les logiciels capables de déterminer la solution exacte pour une section complexe, la plupart se limitant aux formes simples ou sollicitant des hypothèses simplificatrices, telle l’uniformisation des contraintes dans la zone comprimée.

La solution de « l’intelligence artificielle » s’appuie elle-aussi sur le découplage des flexions. Et la méthode expéditive utilisée est très approximative, et correspond à une version obsolète du code britannique. La réponse est donc celle d’un ingénieur moyen out-of-date en Grande Bretagne, et erronée ailleurs.

L’échec des premières tentatives ne fut pas vain. Le message « Serveurs occupés » a permis d’évacuer des doutes que j’avais sur l’assertion d’un expert, stipulant que l’intelligence artificielle fait souvent le tour du monde des serveurs et logiciels pour trouver la bonne solution. Elle tire donc sa puissance principalement de sa capacité à traiter une quantité d’informations quasi-illimitée.

Si je demande à l’IA de trouver la personne chinoise ayant l’anniversaire le plus proche du mien (année, mois, jour, et heure), certaines versions ne prendraient sans doute pas la peine de filtrer ou circonscrire pour accélérer la recherche. Elles se contenteraient éventuellement de balayer tous les Chinois vivants avant de s’attaquer à tous les morts, nés durant le vingtième siècle.

Chercher une aiguille dans une botte de foin n’a jamais été insurmontable pour un groupe de fourmis, et le Big Data n’arrivera jamais à côtoyer l’infinité.

Comme le nucléaire et la génétique, la technologie numérique engendrera des outils capables du meilleur et du pire, et supprimera des emplois pour en créer d’autres. L’IA progressera et aucun pays ne doit rater le train, mais aura toujours besoin de touches humaines pour les problèmes complexes, présents ou futurs.

L’infiniment grand et l’infiniment petit pour garder les pieds sur Terre

La Terre, berceau de l’humanité, est une menue oasis dans l’immensité du désert cosmique. Une galaxie contient des centaines de milliards d’étoiles dont certaines sont des milliards de fois plus grandes que notre Soleil (2).

Une année-lumière c’est dix mille milliards de kilomètres, et les distances galactiques se mesurent en milliers de milliards d’années-lumière !

La taille de l’univers et le nombre d’étoiles semblent illimités, le cerveau humain peinant à percevoir ces échelles incommensurables, et à imaginer la naissance quotidienne de millions d’étoiles et la mort d’autant d’autres (2).

Loin d’être stationnaire, la Terre gravite autour du soleil à 100.000 km/h. Le Soleil traîne plus vite tout le système solaire à l’intérieur de la galaxie, et cette dernière se dirige vers sa destinée à la vitesse vertigineuse de 720.000 km/h.

Prétendant régner en maître absolu sur Terre, l’être humain se perd en fait et ne peut se localiser dans cette immensité cosmique en perpétuel mouvement.

La Terre a par ailleurs hébergé avant l’homme, sur des périodes plus longues, beaucoup d’autres espèces, la majorité ayant disparu.

Si l’Histoire de la Terre devait s’écrire dans un livre de mille pages, l’apparition de la vie se situerait à la page 185, et les cellules simples couvriraient plus de 700 pages. Les dinosaures feraient irruption à la page 960 et l’être humain ne serait admis qu’au bas de la dernière page (2).

La présence humaine représente 0.004 % de l’Histoire de la Terre, durée dérisoire correspondant à un battement de paupières.

Comparé aux autres espèces, l’être humain n’est ni le plus grand, ni le plus fort, ni le plus rapide. Aux Jeux olympiques des compétences physiques, physiologiques et sensorielles, il serait battu dans chaque épreuve et ne se hisserait sur aucun podium.

Sa créativité doit également être tempérée, la nature ayant inspiré la plupart de ses inventions. Les fourmis ont développé l’agriculture, l’élevage, la discipline collective, et les voies de communication, bien avant l’apparition de l’homme (2).

Imbu et abusant de sa liberté, l’être humain ne peut pourtant survivre sans les autres espèces, la biodiversité purifie son eau et fournit sa nourriture. Piteusement vulnérable et à la merci d’un simple virus, son corps est une collection de milliards d’autres micro-organismes collaborant pour sa santé et sa survie.

La revue de l’infiniment grand et de l’infiniment petit est un cinglant rappel à l’ordre et à l’humilité. Elle met à nu la quasi-insignifiance de l’être humain dans l’univers ainsi que sa dépendance vitale et sa fragilité déconcertante.

L’être humain demeure toutefois une créature unique, prédestinée à l’acquisition de nouvelles connaissances et à l’accomplissement de prouesses exceptionnelles.

L’intelligence authentique et responsable, digne de la mission humaine, c’est avoir la compétence de développer des outils sophistiqués capables du meilleur et du pire, et avoir la sagesse de ne les utiliser qu’en bien.

Moralement, les notions d’intelligence, sagesse, conscience, et discernement, sont consubstantielles. Pour certains, les expressions « intelligence artificielle » et « pouvoirs quasi-divins » ne seraient pas au-dessus de tout soupçon d’arrogance hérétique. Surtout en absence de « sagesse artificielle« .

Les bienfaits d’une nouvelle science se jaugent avant tout par l’envergure de la méconnaissance qu’elle révèle et l’humilité qu’elle insuffle.

Quel gâchis de chercher patiemment, trouver laborieusement, et à la fin interpréter faussement ! La mésinterprétation et la surinterprétation sont regrettables mais c’est la dernière qui est plus déplorable.

Tout est donc question d’interprétation pertinente et mesurée. Gare aux erreurs et aux abus, le malheur n’est souvent qu’un cocktail indigeste de mauvaises interprétations, et le suicide une simple overdose.

*Professeur en Génie Civil

Références :

1/ https://www.nature.com/articles/s41416-018-0305-5

2/ Une espèce à part (intégrale), documentaire ARTE, Juin 2019


*IMPORTANT : Les tribunes publiées sur TSA ont pour but de permettre aux lecteurs de participer au débat. Elles ne reflètent pas la position de la rédaction de notre média.

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